Toute l’eau de l’incendie, 14.
Reconstruire ? Ne pas reconstruire ?
Sur le moment, la question ne s’est pas posée en moi : j’étais triste. Il a fallu laisser passer plus d’une semaine avant que mon émotion retombe après être montée, non pas le soir devant le brasier – c’était sidération – mais le lendemain, d’heure en heure, de nouvelle en nouvelle. Une semaine pour la sentir lentement s’apaiser, trois ou quatre jours encore pour que je n’y pense plus à chaque instant comme au début, mais quand j’y pensais, j’étais à nouveau saisie d’incrédulité et mon cœur se serrait.
Je ne me souviens plus quand je l’ai vue pour la première fois. Je me souviens seulement qu’elle a toujours été là et je suis bouleversée. Certains veulent la reconstruire, d’autres pas. La sidération est passée et je suis de l’avis des premiers. Mais pas n’importe comment. Mais pas maintenant.
L’incendie a trois jours. J’ouvre facebook dont je m’étais gardée, je poste quelques lignes pour dire mon émotion. Je fais défiler cinq, dix publications, rien sur Notre-Dame ou si peu. Trois jours ont passé, en ne cultivant que l’immédiateté. Je finis par trouver quelques commentaires, j’en recopie un dans mon cahier rouge : « Victor Hugo remercie tous les généreux donateurs prêts à sauver Notre-Dame de Paris et leur propose de faire la même chose avec Les Misérables. »
Philippe Bélaval, président du Centre des Monuments nationaux, s’exprime sur France Culture. À Guillaume Erner qui lui demande s’il pense possible, voire souhaitable, de reconstruire Notre-Dame en cinq ans, il répond qu’il fallait une réponse volontariste. Le fallait-il ? Pourquoi le fallait-il ? Personne ne lui pose la question. La parole du pouvoir occupe le devant de la scène. Et quand bien même il le fallait, la réponse volontariste devait-elle imposer sa volonté au temps ? Le pouvoir a dit « nous », mais le pouvoir est profession de mensonge. Dans ce nous j’ai entendu je. Le nous aurait dit : « Nous rebâtirons Notre-Dame. Il nous faudra cinq, il nous faudra dix, il nous faudra cinquante ans, mais nous la rebâtirons », le nous aurait été la voix d’une collectivité, présente et future, unie dans l’effort, de toute une collectivité, et non pas celui d’un gouvernant le temps d’un quinquennat. Le plan quinquennal qui nous est proposé, je le sens, n’est pas une parole politique, mais de la propagande. J’espère qu’il y aura suffisamment de gens pour ne pas lui faire tenir cette promesse, si c’est au détriment de Notre-Dame.
J’entends aussi parler de vidéos qui montrent un homme sur le pignon nord, il y en a qui disent que c’est une djellabah, un attentat islamiste, le journaliste dit non c’est un casque argenté, il a un gilet jaune et une combinaison blanche, peut-être d’Enedis. Il paraît que circulent sur les réseaux sociaux des photos, des vidéos, qui prétendent qu’il est temps de dire la vérité aux Français, que c’est un attentat. C’est pour éviter ce vomi de mots que j’avais eu le réflexe de me tenir éloignée de facebook. Je crois que beaucoup de gens préfèreraient que ce soit un attentat. C’est-à-dire que si c’était un attentat, ce serait plus simple pour les gens. Il y aurait un méchant et « nous », qui serions les gentils, et nous n’aurions pas à nous poser la question de notre fonctionnement collectif. Si c’est un accident, cela pose des questions. Au contraire, si un coupable est désigné, il n’est pas nécessaire de réfléchir.
À propos de gilets jaunes, je me demande à quel point le « drame » arrange les affaires du gouvernement. Il arrive à point pour faire diversion à la contestation. D’ailleurs, « le pays n’a pas la tête au grand débat », car « nous » vivons un « moment d’union nationale ».
Mais nos gouvernants ont la tête ainsi faite que sans aucune retenue, ils annoncent à la presse le lancement d’un concours international d’architecture pour reconstruire la flèche. Est-ce le moment, quand les cendres de celle qui vient de brûler ne sont pas encore refroidies ? Ils ont sans doute leurs raisons de ne pas laisser de temps au deuil. Ce ne sont pas de bonnes raisons. Ils ont assurément intérêt à occuper la parole publique et les esprits. Quitte à faire fi de l’expertise. Ce n’est pas l’intérêt commun. Pour les gens de pouvoir, le temps ne s’écoule pas, c’est un instrument comme un autre qu’ils tâchent d’utiliser, de maîtriser, de dominer.
Reconstruire ? Ne pas reconstruire ?
Laissez-moi ! J’ai le droit d’être triste. Laissez-moi fermer mon ordinateur, éteindre la radio, ne pas surfer sur les réseaux. J’ai le droit de ne rien faire, de ne pas écouter les vociférations obscènes de certitudes des uns, les contre-certitudes des autres. Le moment de penser viendra – aurait dû venir – le moment de débattre, et nous aurions plus que jamais eu la tête à ça.
Je me trompais. Ce droit, on m’en privait. Le magazine d’architecture en ligne Deezen ne s’étonnait pas que les politiques français parlent déjà d’un concours d’architecte. Il restait très factuel. La parole du pouvoir continuait d’occuper le devant de la scène, qu’on l’approuve ou qu’on la questionne. Ceux qui clamaient haut et fort ne pas vouloir reconstruire Notre-Dame, que faisaient-ils, sinon un contrechant au discours du président de la République ? Un contrechant qui soulignait la mélodie lénifiante de la propagande, accompagnant son discours.
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