Toute l’eau de l’incendie, 15.
Quand tu auras traversé la plaine à la boue grasse, où le sol porte, traces de trafics anciens, de grands quadrilatères de terre retournée, des bandes de bitume écroûté, où le ciel traîne, où les lapins sont décapités, étrange rite des gens d’ici car jamais tu n’auras goûté leur viande dans les masures de métal où l’on t’aura donné refuge, tandis que les têtes avec leurs oreilles sont partout suspendues à l’entrée des baraques fabriquées de la tôle de hangars depuis longtemps délaissés, pauvres huttes retranchées derrière des broussailles et des lianes où rarement fleurit une fleur d’hibiscus, quand tu auras échappé à la forêt et aux brigands de la ville ronde, celle qui s’est établie dans les ruines d’un temple dont certains vieux prétendent que la forme imite celle d’un vaisseau jadis atterri là d’entre les galaxies, malgré l’avis des érudits qui affirment avec peu de doutes que s’y pratiquait un culte collectif à la force physique et à la course à pied, quand tu auras vu les carrés de légumes cultivés en alignement sur les parcelles décontaminées qui bordent la grand’route, que tu auras levé les yeux vers le mur de décombres qui ferme l’horizon, d’où dépasse, immense, le cylindre éventré d’une cheminée ronde, et des croisillons de pylônes, et des bardes de fer, et des blocs de béton, et des câbles d’acier, quand tu auras passé les zones inhabitables de la Chapelle et de Saint-Martin et que tu t’approcheras du fleuve, que tu croiras entendre son chant, fébrile de joie à l’idée d’y tremper tes pieds fatigués et, si le test que tu as en poche l’autorise, de goûter à son eau, tu devras encore jouer de la machette à travers ronces et fourrés, pour aboutir à la déception d’une grève marécageuse d’où tu ne vois rien, sur la petite île, qu’un amas de pierres presque englouti par l’exubérance de la végétation. Toute autre est la vision que découvre le voyageur lorsqu’il se dirige du midi vers le septentrion. Il progresse par un sous-bois rythmé de vestiges aux noms évocateurs, le Lion boudeur, l’Horloge causette, la Terre qui tourne, le Chaud Julien. La dernière colline descend en pente douce vers la Seine. Alors s’avance vers lui, majestueuse solitude de pierre dans du vert foisonnant de plantes épiphytes, la vision d’un haut mur percé de signes, une dentelle minérale qui s’achève par la pointe émoussée d’un triangle ébréché. La tradition veut que le sens premier de cette rosace soit une célébration à l’oxygène et à l’hydrogène qui, chacun le sait, sont les composants de l’eau. Pourtant, les jours de solstice, de petits attroupements, sur la rive herbue, après le sacrifice des vipères, cherchent à repérer comment la lumière du soleil donne forme à leurs théories, à travers les évidements.
À partir du 1er décembre 2024, pendant un mois et quelques jours, un chapitre de ce texte est ajouté quotidiennement, sauf le mercredi. Les abonnés reçoivent les publications par e-mail.
L’œuvre entière sera disponible progressivement sur la page « Toute l’eau de l’incendie« . Comme l’ensemble de ce site, elle est déposée et protégée par le droit d’auteur.
Laisser un commentaire