Toute l’eau de l’incendie, 20.
Depuis petite, l’un des grands plaisirs de l’année est la recherche des œufs de Pâques, que les cloches de Rome font tomber non seulement dans les jardins, mais jusque dans les appartements au bout de la ligne 7 du métro parisien. J’interroge mon rapport au sacré. En quoi mon origine catholique influe-t-elle sur mon émotion ? Il y a bien longtemps que je ne crois en aucun dieu, mais je ne renie pas le monde d’où je viens. Mon amie parisienne m’écrit qu’elle sent une plus grande proximité dans sa perception du sinistre avec d’autres catholiques. Par affection pour elle, par solidarité avec les catholiques qui investissent Notre-Dame d’un supplément d’âme, je suis allée à la messe de Pâques dans l’église la plus proche de chez moi. Ce que ça fait que d’être loin ? Le curé au sermon n’y fait qu’une brève allusion. La cérémonie est lisse, très. Je n’ai pas prié car je n’ai personne à qui adresser mes prières. J’ai appris à prier, jadis. J’ai aimé prier. C’est la seule chose qui me manque depuis ma conversion. Peut-on être athée et prier ? J’aime croire que oui. Ne pas croire en un dieu, être matérialiste, ne signifie pas être dénuée de toute spiritualité. La nature, l’univers nous dépassent, l’infini, le temps (qui, dit Joseph Brodsky, n’est autre que dieu, ou du moins son esprit). Mais la prière d’un croyant est adressée et une prière sans adresse n’en est pas vraiment une.
Je n’ai pas prié à la messe de Pâques, mais j’ai pensé à ceux qui prient et pour qui j’ai de l’affection, même ceux qui ne prient pas très fort, dont la religion est plus sociale et traditionnelle que profonde. J’ai plus d’estime pour le christianisme de mon amie à Paris, avec qui j’échange tant ces jours-ci. Je sais le sens de « consacré » pour une église et cette dimension supplémentaire, cette augmentation auraient dit les Romains, continue à s’imposer à moi avec une puissance qui a survécu à ma croyance. C’est d’ailleurs la même racine que celle du mot « autorité » (mais aussi du mot « auteur »). Je revois les boiseries cirées qui lambrissaient les murs de la chambre de mon cousin, les placards comme dans un bateau, et au bout à la fenêtre, un rideau en toile de marine ; sur l’autre mur un bureau encastré, un lit bateau, une table de chevet avec une lampe, des lunettes d’enfant à grosses montures, la porte restait ouverte le temps de la prière du soir, et j’aimais ce moment. Les boutons des placards étaient ronds, dehors il faisait nuit, sur le bureau des livres de classe, une petite voiture, sur les étagères au-dessus du lit des monstres et des merveilles, et une statuette pieuse, sur le lit une courtepointe en tissu écossais. Agenouillés devant le lit, nous étions enfants et avec ma tante, nous prononcions à voix haute et presque à l’unisson, elle la grande personne un peu en avance, les paroles consacrées. Les mains jointes nous ne regardions plus ni le monde derrière le rideau qui fermait la fenêtre, ni la maquette en papier sur le bureau à côté du compas, ni la carte postale du Chili posée sur l’étagère devant les tranches de livres où les lettres blanches se détachent sur un vert d’eau, ni la couverture de la BD posée en travers de l’oreiller, ni même la statuette en faïence de Quimper représentant sainte Anne, coiffe comme une couronne d’or, cape bleu marine enveloppant aussi la petite Marie, les mains sur les épaules, robe blanche semée de petits points, de feuilles. C’était quelques minutes hors du temps, avant la solitude où chacun dans son lit serait livré à lui-même, à ses pensées mobiles, à ses doutes à venir.
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