Jardins suspendus

À la suite d'une attaque de spams sur mon article "Les Jardins suspendus du doge", j'ai dû le supprimer. Je remets le texte en ligne avec un titre modifié.

La carcasse du paquebot gisait sur le flanc. En s’échouant, il avait emporté tout un angle du Palais des Doges. Éventrée, la salle du Grand Conseil offrait désormais à tous vents ses murs ornés par les plus grands maîtres de la Renaissance. En tapant, le navire avait provoqué une onde de choc qui avait fatalement ébranlé le campanile de Saint-Marc situé un peu plus loin sur la place. Il s’était écroulé tout droit dans un nuage rouge de poussière de briques, tuant quelques touristes qui venaient d’en faire l’ascension sans savoir que Galilée avait jadis gravi ce même clocher pour présenter au doge une nouvelle invention, sa longue-vue. Quant aux victimes de l’échouage, on en était encore à les dénombrer. Plusieurs milliers de croisiéristes se trouvaient à bord, principalement à tribord d’où ils tentaient de prendre d’imprenables vues sur la ville. C’est de ce côté que le paquebot avait gîté, quand la manœuvre pour entrer dans le canal de la Giudecca avait raté.

Devant ce spectacle de désolation, l’avocat Luigi Malipiero se faisait des cheveux blancs. Il avait été dépêché par les dirigeants de la compagnie maritime pour élaborer au plus vite une stratégie de défense, voire une contre-offensive. Ce qu’il fallait éviter d’abord, c’est d’ébruiter les pots de vins dont ladite compagnie avait copieusement arrosé diverses administrations pour faire capoter un décret visant à réguler la navigation des bateaux de fort tonnage dans la lagune. Pour le reste, il n’y avait qu’une solution : faire porter l’entière responsabilité au capitaine. Son dossier présentait pour l’instant peu de failles. Un vrai casse-tête.

Luigi Malipiero n’aimait pas revenir à Venise. Il avait toujours peur d’y croiser Giulietta Manin et sa fille, Chiara. Il n’avait pas reconnu l’enfant à sa naissance. Maintenant qu’elle approchait de ses sept ans, se doutait-elle de quelque chose ? Luigi s’obligeait à venir la voir une fois par an, plus ou moins. Il ne savait pas pourquoi. Il était toujours mal à l’aise en sa présence. Pourtant, il n’avait rien à se reprocher. La somme qu’il versait tous les mois à Giulietta aurait largement couvert les besoins de plusieurs gosses de riches. Sinon, quand il était contraint de résider dans la cité des doges pour affaires, ou pour céder au caprice d’une jeune maîtresse, il évitait de se promener du côté de San Polo où logeaient la mère et l’enfant. Mais cette fois, pas la peine de feinter. Son nom allait apparaître dans les journaux, si ce n’était déjà fait. Il prit donc les devants et proposa d’emmener la petite en promenade.

Chiara avait le teint pâle, ce qu’accentuait le noir d’une chevelure au carré tombant raides de part et d’autre d’un visage triste. Il la trouva vêtue d’une jupe plissée et d’un parka de bonne marque mais trop grand d’une taille, avec un ruban à nœud dans les cheveux sur lequel il préféra réserver son jugement. Elle portait des chaussures vernies et des collants blancs qui, mis de travers, s’entortillaient autour des mollets, signe de la précipitation avec laquelle sa mère l’avait déguisée en petite fille modèle. Ils allèrent savourer une glace dans une gelateria près du pont du Rialto. Puis à la requête de la fillette, ils se dirigèrent vers les Jardins Papadopoli pour jouer au toboggan et à la balançoire. C’était l’un des rares espaces verts de la ville, et la seule aire de jeux de tout le quartier. Pendant qu’elle se balançait, en chantonnant un air peuplé de princesses, l’avocat regardait, de l’autre côté du canal bordant les jardins, le Piazzale Roma où manœuvraient les autobus municipaux et des voitures de tous les pays. C’est là que débouchait le pont permettant d’atteindre Venise par la route. Juste derrière la place se trouvait le terminal des navires de croisière et à cette pensée, il se renfrogna. Il vérifia son portable : rien de neuf. Tout en gardant un œil lointain mais vigilant sur l’enfant, il entreprit de se dégourdir les jambes. Il fut attiré par un panneau destiné aux amateurs d’histoire urbaine. On y racontait que le parc avait été construit sur les ruines du très ancien couvent de Sainte-Croix démoli à l’époque de l’occupation napoléonienne. On y déplorait cette destruction tout en soulignant les avantages de ce poumon vert entre la gare routière et la gare ferroviaire. Luigi Malipiero reporta son regard sur la petite Chiara qui, ayant épuisé les pauvres ressources offertes par les jeux enfantins, s’ennuyait ouvertement. C’est alors qu’il eut une idée de génie.

***

Après dix-huit mois de travaux, « Les Jardins suspendus du Doge » ouvrirent leurs portes. L’accès se faisait par le campanile de Saint-Marc reconstruit à l’identique. Sur une des faces de la tour figuraient, en tout petit, le nom des 347 victimes du naufrage du paquebot, et sur une autre face, en très grand, le nom de la compagnie de navigation qui avait sponsorisé le parc d’attraction et donné du travail à la population. Un ascenseur permettait d’arriver au sommet. Là-haut, on avait le choix entre deux téléphériques à œufs. Le premier conduisait à l’intérieur du « Bucentaure ». La carcasse du paquebot, toujours avachie, était customisée, tout en dorures et en pourpre. Elle méritait bien de porter le nom de l’ancien navire d’apparat de la République du Lion. À l’intérieur se succédaient les attractions les plus sophistiquées qui soient. L’autre téléphérique menait aux fameux « Jardins suspendus du Doge » qui donnaient son nom à l’établissement. Ils avaient été aménagés dans l’ancienne Salle du Grand Conseil. Toutes les commissions, des services municipaux au Ministère des Biens culturels, s’étaient trouvé d’accord pour dire que cet immense espace ne servait plus à rien depuis que la Sérénissime n’existait plus, à savoir depuis plus de deux siècles – que de temps perdu, quand on y pense ! C’était luxuriant. Des plantes endémiques, des plantes tropicales, des plantes carnivores, et surtout ce tapis végétal qui, assurait-on, allait peu à peu grimper à l’assaut des murs jusqu’au plafond aux moulures dorées, à l’intérieur desquelles était disposé un très savant dispositif d’arrosage. Et au milieu de tout cela, une aire gigantesque de jeux pour enfants de tous âges, autour de laquelle courait une piste pour rollers.

C’est avec émotion que Luigi Malipiero posa un pied hors de l’œuf, la main dans celle de la petite Chiara Manin. Lui, le principal artisan de l’ensemble, lui qui avait eu l’étincelle permettant non seulement d’éviter le scandale mais de renverser les choses, en donnant de la compagnie de paquebot non plus l’image d’un vandale mais celle d’un sauveur, n’avait jamais pénétré sur le chantier avant ce jour. Il avait trop œuvré en sous-main pour obtenir les autorisations nécessaires, il avait graissé trop de pattes pour pouvoir se montrer. La seule chose qu’il eût exigée, c’est que le jour d’ouverture soit celui des huit ans de Chiara, et que l’enfant et lui soient les tous premiers visiteurs, cadeau exceptionnel, dont elle se souviendrait toute sa vie.

Le lendemain, il partait pour un autre continent avec le montant d’une belle retraite anticipée.

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