Via Chiaja

un personnage à Naples, août 2018

Je n’étais pas revenu ici depuis les funérailles de nonna. En moi se confondent ces divers temps de mon passé ou plutôt ils se percutent. J’ai le sentiment d’être dans cette ville pour la première fois et j’ai du mal à croire que j’ai pu me passer si longtemps d’elle, qui m’est consubstantielle. En mettant le pied dans l’avion à Roissy, je croyais partir chercher le souvenir de ma grand-mère. En repliant les jambes entre mon étroit fauteuil et le dossier du siège de devant, je pensais, dans l’épaisseur des nuages, à son giron rebondi, à sa poitrine abondante, à ma joue d’enfant dans son décolleté. Il était aussi doux que la peau qui se forme à la surface du lait quand on le fait bouillir. Il y aura bientôt dix-sept ans que nonna est morte. Il y a quatre jours que je suis là, arpentant les rues, gravissant les collines, reconnaissant dans les façades baroques le décor de mes vacances, le temps jadis.

À chaque pas, Gina.

Les rares visites au peu de famille que j’ai encore ici, la découverte des toiles du Caravage sur lesquelles mon regard de jeune homme était passé trop vite, l’ascension du Vésuve dans les senteurs des yeuses, du citron, du soufre, rien n’y fait.

Gina, à chaque pas.

Je ne m’attendais pas à sa présence. Que vient-elle faire à Naples aujourd’hui avec moi, cette ville labyrinthique où je ne l’ai pas fait venir, sur les traces de ma grand-mère que nos amours trop brèves l’ont empêché de rencontrer ?

Gina.

Je suis installé à l’hôtel, via Chiaja, à deux pas de l’ancien appartement de mes grands-parents. À l’hôtel quand même. À Naples et à l’hôtel. Pour la première fois. Le passé est passé. Le pas de Gina résonne derrière moi, l’écho s’en réverbère sur les façades roses, les stucs, les murs crépis d’où se détachent parfois des pétales d’ocre, comme le temps s’écaille. Par lambeaux, si on parle aux vieux des quartiers, on trouve le souvenir de ces affiches baroques, grands corps morts au crayon portés à bout de bras, qu’avait déposé sur les murs Ernest Pignon-Ernest.

Nonna, morte et incinérée, il y a dix-sept ans. C’était la fin de l’été, quand la nature se pose. Les couleurs sont à maturité. La stridulation des cigales persiste mais quelque chose, dans l’air, vibre moins. La lumière s’épaissit et mon cœur était lourd. La famille pleurait, bavardait, s’affairait à mi-voix. J’avais fui, perclus de souvenirs, je voulais être seul. Je roulai longtemps, cuisant dans la voiture, je sortis de la ville. L’ombre et l’odeur des pins, tout au long de la côte. Le bleu du ciel, insoutenable, celui de la mer, plus soutenu, l’intensité de la lumière, les rires polyglottes des derniers vacanciers, les relents de crème glacée, la profondeur de ma douleur.

À la télé, les tours n’en finissaient pas de tomber, souffle de poudre blanche, nuée cataclysmique annonçant quelle apocalypse, dans les trémolos martelés des commentateurs survoltés ? Qu’est-ce que je m’en foutais ! Ai-je seulement pensé à Gina ce jour-là ? Gina qui avait dû savoir, avant tout le monde, même si elle ne travaillait plus à l’AFP, mais à France Info. J’entendais quelquefois sa voix à la radio. Quelle surexcitation devait s’emparer d’elle ! Moi, tout m’était égal, New York, les tours, le reste. Nonna venait de mourir. La figure du deuil à la tête enfouie dans ses voiles occupait tout l’univers. Il n’y avait pas de place pour la souffrance des autres. Il n’y avait pas de place pour les fantômes d’avant.