2. Le feu

Toute l’eau de l’incendie, 2.

Texte complet

À partir du 1er décembre 2024, pendant un mois et quelques jours, un chapitre de ce texte est ajouté quotidiennement, sauf le mercredi. Les abonnés reçoivent les publications par e-mail.

Le rouge monte dans le ciel de Paris, des volutes s’élèvent en nuages, une foule anxieuse pointe le menton, le regard, dans la même direction, la flèche de la cathédrale s’effondre, toute la foule pousse la même plainte à l’unisson. Dans cette foule un homme se balance d’un pied sur l’autre. Il porte des lunettes carrées et n’a d’autre bagage qu’une pochette contenant quelques partitions. Chef de chœur à la Maîtrise de Notre-Dame, chercheur en musicologie médiévale, il venait pour chanter. Il venait travailler. Le cordon de police, et plus loin les pompiers, le tiennent éloigné du bâtiment dont il connaît chaque écho, chaque angle, chaque sirène des ambulances de l’hôpital voisin. Sa cathédrale s’embrase. Son quotidien se mue en cendre des siècles. Il n’a pas tout de suite l’idée de filmer. Et puis nous recevons son appel sur what’s app, la première vidéo, la cathédrale en flammes.

Je ne veux pas imaginer Notre-Dame écroulée, je ne veux pas. Peut-être demain. Qui sait, un jour aussi, peut-être, la Tour Eiffel. Je pense à Paris souvent jusqu’à présent épargnée par les guerres. Est-ce que Paris sera toujours Paris et qu’est-ce qui est Paris ? Ça tourne dans ma tête allongée sous la tente et je ne m’apaise qu’en laissant aller mes pensées flotter sur le cours de la Seine. Avant de m’endormir, j’ai besoin d’envoyer un mot à ma mère.

Au petit matin, je suis boulevard Saint-Michel. Avant de reprendre mon train, je veux voir les dégâts à Notre-Dame. J’approche, je remarque des traces des suie, l’odeur prégnante des incendies imprègne tout mon rêve avant de disparaître. Devant Notre-Dame, le guichet pour le Musée de l’Armée est ouvert, il y a la queue. À côté, bien entendu, la cathédrale est fermée, mais par le petit hublot de la porte en bois je peux jeter un œil à l’intérieur. L’église est noircie mais pas écroulée. Elle n’est même pas trop abîmée. Je me réveille et je dis : « J’ai fait un rêve optimiste ».

Nous avons des nouvelles sur le portable, dans la voiture à la radio. Le feu est maîtrisé, les départs de feu dans les tours ont été pris à temps, la structure est debout, qui tient pour l’instant, qui tiendra si les joints résistent au séchage. L’organiste titulaire du grand orgue déclare que l’instrument est sauvé, d’après ce qu’il sait, mais plein d’eau. Des tuyaux pleins d’eau. Un pompier de Paris dit qu’on ne pense pas, lorsqu’on s’engage dans les pompiers de Paris, qu’on sauvera un jour Notre-Dame.

Les unes des journaux s’étalent sur notre passage. Plusieurs quotidiens titrent « Notre-Drame » comme s’il fallait toujours, en toute circonstance, faire des jeux de mots. Les journalistes répètent  à l’unisson « le beffroi », comme s’ils connaissaient ce mot depuis toujours, sans expliquer quoi que ce soit. Le journalisme du direct, de la dépêche, de l’émotion, n’a pas le temps de chercher une définition. Je ne sais pas ce que c’est que ce « beffroi » dont la radio rabâche qu’il est sauvé, je conduis une voiture, je ne peux pas vérifier et je suis agacée. Y a-t-il une tour de Notre-Dame dont je n’arrive pas à me souvenir ? Une tour que ma mémoire n’aurait pas enregistrée, qu’elle ne sait pas où dessiner, une autre tour que la flèche noire qui pointait vers le ciel, celle qui s’est effondrée sur elle-même, crevant la voûte, et que les deux tours en façade, avec leur air rectangulaire, forme immuable de l’inachèvement. Je ne connais de beffrois que les clochers civils des Flandres ou d’Artois. Je me demande si c’est un terme technique pour désigner un clocher. Puis l’actualité passe, je glisse sur sa surface.

Le recteur dit que toutes les mesures de sécurité étaient prises. Je me demande aussi ce que c’est que ce recteur sorti de sous les voûtes sans que personne vienne nous le présenter. Il dit qu’on ne peut pas éviter un court-circuit, il est fébrile mais il le dit, comme si la loi n’avait pas obligé même les particuliers à installer chez eux un détecteur de fumée.

Il se précise dans la journée que l’incendie est accidentel, lié aux travaux de rénovation. Ce qui se dit au lendemain de l’incendie ne résistera pas toujours à l’enquête, mais je l’entends répéter toute la journée. L’échafaudage autour de la flèche est accusé. On veut réparer les dommages du temps sur une cathédrale que des hommes bâtissent depuis huit cents ans, et l’on s’y prend si mal qu’on y met le feu. On dirait une fable du Moyen Âge. Une fable de tous les temps.

L’œuvre entière sera disponible progressivement sur la page « Toute l’eau de l’incendie« . Comme l’ensemble de ce site, elle est déposée et protégée par le droit d’auteur.

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