Les voies de l’univers

Sœur Cyclamen enleva ses gants, releva sa voilette d’apicultrice sur son chapeau de paille et accrocha ce dernier au-dessus de la commode. Elle dévissa le couvercle du récipient de cire qu’elle venait de récolter, ferma les yeux et savoura l’odeur qui se répandait dans la salle capitulaire du couvent orbital « Transfiguration II ». Elle profita de cet instant de sensualité, si rare dans sa vie de nonne, car sœur Cyclamen savait profiter de chaque occasion. Quand il fallait cirer les huisseries, elle passait lentement la peau de chamois sur les portes des placards, sur les bancs qui faisaient le tour de la pièce, caressant chaque surface, s’appliquant à ne rien négliger, même pas les boutons des tiroirs. Quand elle s’installait devant l’écran de la salle de lecture et tapait son code d’accès à la Bibliothèque Universelle, elle lisait toujours à voix basse, en remuant les lèvres, un de ses poèmes favoris avant de se mettre à l’étude. Quand il s’agissait d’entretenir le jardin des simples où étaient cultivées les plantes aromatiques et médicinales, elle traficotait le régulateur de climat qui reproduisait artificiellement le cours harmonieux des saisons et l’alternance du jour et de la nuit. Elle choisissait « matin d’été » ou « journée ensoleillée de printemps ». Si, en se baissant pour arracher une herbe, son visage se trouvait au niveau d’une fleur, elle en humait le parfum, profondément. Une fois, elle avait oublié de remettre le mois d’octobre en route. Cela lui avait valu un châtiment corporel et trois jours d’isolement au pain sec et à l’eau. Pour administrer les coups, Mère Freesia avait choisi sœur Marguerite, la plus énergique de toute la communauté. Cyclamen n’avait pas contesté la gravité de son acte, leur mission consistant justement à reproduire les conditions de vie sur terre et à faire la preuve qu’un vaisseau spatial pouvait vivre en autarcie, devenant lui-même une biosphère. « Transfiguration II » faisait partie d’un programme pilote à l’issue duquel on envisageait de mettre en orbite des unités plus grosses, de la taille d’une ville entière avec son territoire agricole. Lorsque le programme avait été lancé, une question surtout tracassait les agences spatiales : comment faire face aux problèmes psychologiques des équipages ? Aussitôt, le Vatican était venu à leur secours. Ayant fait vœu de chasteté, de clôture et d’obéissance, les religieux n’étaient-ils pas les mieux placés pour ce genre d’expérience ? C’est ainsi que la communauté de sœur Cyclamen s’était retrouvée à suivre un programme de formation accélérée. Elle-même avait reçu une instruction approfondie dans le domaine de la production, du stockage et de l’utilisation de l’énergie en fonction de ses différentes sources, ainsi qu’en apiculture et en insémination artificielle des bovidés. On avait ensuite imposé à chaque moniale de l’ordre de réitérer ses vœux sous un nouveau nom qui devait évoquer le monde végétal. Sœur Marguerite, qui s’appelait déjà comme ça, passait dans les couloirs avec un sourire ironique mâtiné de triomphalisme. Cela lui valut en pénitence douze heures de prière supplémentaires dans la semaine.

Sœur Cyclamen avait fini de cirer les bancs. Elle souffla de l’effort accompli, souffle auquel se mêlaient un soupir de nostalgie et un voile de colère dont il lui faudrait se confesser. Après le réfectoire, la salle capitulaire était la plus grande pièce du vaisseau. Les bancs étaient disposés tout autour, le long des parois. C’est ici que se réglaient les problèmes, jadis, ici que l’on discutait, que chacune donnait son avis et que se prenaient les décisions sous l’autorité de la mère abbesse. Il y avait vingt-deux places, car elles étaient vingt-deux au décollage. Quinze ans plus tard, il ne restait qu’elle. On les avait prévenues, ce vaisseau serait toute leur vie, serait aussi leur tombe. Pas question de revenir sur Terre. « Transfiguration II » était une réplique de la biosphère terrestre et devait se suffire à soi-même. Elles qui avaient choisi de s’enfermer pour toujours, leur avait-on fait remarquer, ce ne serait pas tellement différent de vivre cette retraite hors du monde en orbite, avec le globe terrestre pour paysage, et quelquefois la Lune, ni tellement plus difficile que de la passer entre les quatre murs d’un monastère perdu dans la montagne.

Que la mort survienne et les fauche l’une après l’autre, c’est dans l’ordre des choses. Un prêtre en présence holographique venait dire la messe des défunts dans la chapelle, avant que l’on expédie le cercueil dans le vide intersidéral. Mais ce qui les avait étonnées, depuis le début, c’est qu’on ne remplace pas les sœurs disparues. Elles en avaient plusieurs fois demandé la raison aux supérieurs de l’ordre, et la réponse était toujours restée très évasive. Au décès de mère Freesia, on leur avait enjoint de nommer parmi elles une nouvelle mère abbesse. N’étant déjà plus que cinq, elles s’étaient ralliées à sœur Ananas qui proposait de se passer de chef et qui en récolta le surnom de sœur Ananar. Sœur Cyclamen pensait que cette entorse à la règle monacale irriterait les responsables de l’ordre à Rome, en haut lieu (elle était tentée de penser « en bas lieu », vu d’ici, quoique avec l’expérience de l’apesanteur on perde un peu ce genre de repères), et les inciterait à envoyer une mission d’inspection. Il n’en avait rien été. Alors le doute s’était insinué en elle, et elle avait tenté le tout pour le tout, juste pour savoir. Elle avait sciemment empoisonné sœur Soja avec une décoction de laurier rose à la place de sa camomille. Aucune des nonnes du vaisseau ne s’était rendu compte de rien, mais à la base, on savait. Car sœur Cyclamen s’était arrangée pour effectuer ses gestes meurtriers sous l’œil d’une des caméras bien dissimulées dans les parois de l’habitacle, qu’elle avait fini par repérer à force d’observation. Une nouvelle fois, il ne s’était rien passé. Ni citation au tribunal holographique, ni avertissement, ni même une de ces insinuations dont son confesseur avait l’art. Ainsi la lumière s’était faite dans son esprit : leur vie n’intéressait plus les experts des agences spatiales. Ils avaient disposé de suffisamment d’années d’observation pour tirer leurs conclusions, et ils attendaient désormais qu’elles meurent toutes, sans doute pour étudier comment se comporterait une biosphère sans présence humaine.

À travers un hublot circulaire ménagé dans la porte de la salle, sœur Cyclamen regarda le jardin. Une brise légère balançait les tiges des fleurs entre lesquelles voletaient des papillons et des abeilles. Elle pensa à la prophétie attribuée à Einstein et fort en vogue dans les discours écologistes au moment de leur départ : « Si l’abeille disparaît, l’homme n’aura plus que quelques années à vivre. » Saint Albert, sourit-elle en son for intérieur, avec son auréole de cheveux en pétard. Aussitôt elle se reprit mentalement, s’admonesta pour ce blasphème, se promit de le confesser. Ce qui l’inquiétait, c’était le sort de ses abeilles quand elle-même aurait disparu de ce couvent en orbite. Sans parler des poules et des mammifères.

Elle soupira une nouvelle fois et alla préparer la chapelle. On était demain dimanche et bien qu’elle fût seule maintenant, l’ordre veillait au salut de son âme et au respect des rites. Elle activa le système d’aspiration automatique, puis elle mit une nappe blanche sur l’autel, un bouquet de graminées, plaça à côté une petite patène contenant une unique hostie et un minuscule flacon de vin. Enfin, elle vérifia le bon fonctionnement du système de transmission. Par la bulle In orbitam delivrans, Benoît LXXXIV avait établi la validité de la consécration des hosties par voie holographique, rejetant du même coup la proposition de quelques théologiens pragmatiques qui suggéraient de permettre à ces femmes, par dérogation exceptionnelle, de célébrer l’eucharistie. Dans tout le vaisseau la lumière diminua : le soir artificiel tombait. La son de la cloche annonça l’heure des vêpres. Sœur Cyclamen se mit à genoux et pria.

Elle ressortait de la chapelle quand une autre sonnerie la fit sursauter. En quinze ans de présence sur « Transfiguration II », c’était la première fois qu’elle l’entendait. Ce n’était pas la sonnerie du parloir, et d’ailleurs ce n’était pas une heure où les visites, toutes virtuelles qu’elles soient, étaient autorisées. Ce n’était pas non plus un appel de la base ni le signal de détresse qu’elle entendait régulièrement lors des exercices de sécurité. La sonnerie se répéta. Intriguée, sœur Cyclamen se rendit dans la salle de contrôle d’où l’on avait une vue renversante sur la nuit sidérale à travers une vitre globulaire à 240°. Sans la fatigue imposée au corps par les tâches manuelles, les travaux des champs et le soin des bêtes, sans la répétition obsédante des rites, sans les certitudes du dogme et de la foi constamment ressassées, on aurait pu perdre pied devant ce spectacle, être saisie de doute, assaillie de métaphysique ou pire, submergée par la panique. De cette salle, on voyait également le spatioport qui n’avait plus jamais servi depuis le départ des techniciennes-pilotes qui les avaient placées sur orbite. Et là, il y avait une navette. Sœur Cyclamen ferma les yeux, les rouvrit, les écarquilla : il y avait une navette. Elle se mit à rire tout fort, un rire irrépressible, nerveux, saccadé qui ne devait pourtant rien au désir ni à l’appréhension. « Ce n’est pas une sonnerie, c’est la sonnette », se disait-elle en riant de plus belle, mais elle ne savait plus comment ouvrir la porte. Il lui fallut une dizaine de minutes pour se souvenir de la manipulation, puis une dizaine d’autres pour que le pilote traverse les sas d’entrée successifs. La navette en question avait subi une avarie. Le pilote demandait la permission pour lui, sa copilote et son fluidificateur d’ondes spatiales, de séjourner sur « Transfiguration II » le temps des réparations. Elle le laissa s’installer devant le moniteur de transmission, faire les déclarations réglementaires et appeler son équipage. La nonne jaugea rapidement les trois jeunes gens pendant qu’ils se débarrassaient de leur combinaison de vol. Visiblement, ils n’étaient pas très au fait des choses de la religion et ne semblaient pas avoir conscience du genre d’établissement où ils pénétraient. L’impunité dont elle jouissait incita la sœur à enfreindre les lois de la clôture et à faire entrer ces laïcs à l’intérieur du monastère au lieu de les installer dans les anciennes chambres des techniciennes que la salle de contrôle séparait du couvent. Leur navigation avait été longue, et ils furent ravis autant que surpris de trouver sur la table du réfectoire du lait et des œufs frais, et de vrais légumes. Pour ne pas troubler la tranquillité de ses hôtes, Cyclamen débrancha le programme qui sonnait complies, matines et laudes, appelant à la prière. Elle passa une soirée si agréable et si bien arrosée qu’elle se réveilla fort tard le lendemain matin et qu’elle rata la messe. Elle fit des conjectures : monsieur le curé allait-il le signaler et quelles conséquences cela aurait-il ? La croirait-on morte ? À propos quand elle mourrait, laisserait-on pourrir son cadavre sans honneur ni sépulture ou enverrait-on un vol de croque-morts pour l’expédier par-dessus bord et le laisser vagabonder au hasard d’une ultime rencontre avec un trou noir ? Quelques jours plus tard, lorsque depuis la salle de contrôle elle regarda la navette réparée s’envoler et s’enfoncer vers les espaces infinis, elle ressentit en elle un tel élan vers l’extérieur que plus rien d’autre, soudain, n’eut d’importance. Dès lors, elle passa toutes ses heures libres sur l’Encyclopedia Galactextra. Elle étudia les systèmes de propulsion, le moyen de stocker le méthane produit par les flatulences des vaches et des chèvres, elle examina sous toutes leurs facettes les possibilités des panneaux solaires qui alimentaient le vaisseau. Pour mieux étudier, elle consacrait de moins en moins de temps à la prière, et elle finit par négliger le repassage du linge de messe qu’elle fourrait maintenant dans les tiroirs de la commode de la salle capitulaire sans même le plier.

Le grand jour vint. Elle régla au strict minimum l’éclairage de tout le vaisseau et se plaça devant les commandes de la salle de contrôle, à genoux et les mains jointes. Elle pria longuement pour ses sœurs disparues, pour sœur Soja surtout, elle implora la clémence divine sur l’audace dont elle s’apprêtait à faire preuve, et elle supplia le ciel, le ciel à la lisière duquel elle se trouvait, que ses branchements fonctionnent. Enfin elle se redressa, s’assit devant le moniteur et elle tira la manette qui fit sortir « Transfiguration II » de son orbite éternel pour le propulser vers les étoiles. Devant ses yeux se creusait ce qui semblait le cœur des ténèbres mais elle savait que c’est vers la frange du cosmos, au contraire, qu’elle se dirigeait. Elle envoya à la base un tout dernier message : « Les voies du Seigneur sont impénétrables, peut-être pas celles de l’univers. »

2 réponses à “Les voies de l’univers”

  1. Avatar de brigitte celerier
    brigitte celerier

    avait le sens de l »humour Soeur Cyclamen

    1. Avatar de Laure Humbel

      humour noir dans la nuit sidérale…

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