Toutes les stations-portail se ressemblent. Le voyageur aux commandes de sa navette spatiale reconnaît la forme de ces points de passage obligés pour le retour sur Terre, leur module central cylindrique et les deux ailes déployées en V, qui rappellent un goéland en vol, ou font penser, parfois, à un bourdon, à cause du sas d’accrochage pointant comme un dard. Mais jamais le pilote en approche n’avait vu pendouiller, comme du flanc de Davor 3, un tel appendice de métal, sorte d’intestin sinueux au bout duquel flottait un drôle d’engin. La distance ne lui avait pas permis de distinguer plus tôt la forme évidente d’un vélo, que montait un cosmonaute en scaphandre.
Le boyau se tendit et la station avala cet étrange équipage. Une quinzaine de minutes plus tard, le voyageur reçut l’autorisation d’amarrage. Il fut accueilli par deux jeunes gens. Le plus grand, Joachim, œil étincelant et sourire éclatant, lui souhaita la bienvenue. Victor était moins frais et dispos. Son tee-shirt d’où dépassait une grosse touffe de poils, maculé de transpiration, et ses cheveux plaqués aux tempes indiquaient qu’il sortait d’une séance sportive intense. Le voyageur n’en fut pas surpris. Les cosmonautes en apesanteur passaient le plus clair de leur temps à faire de la gymnastique. Le pilote se serait volontiers dégourdi les membres lui aussi, mais il fallait auparavant remplir les formalités. Elle furent longues car il voyageait seul, ce qui était contraire à tous les règlements et il fallut en faire la déclaration sur pas moins de cinq écrans successifs. Pour le reste, les données de bord indiquaient que l’appareil arrivait d’une base située dans le périmètre de Saturne, et avait fait une seule étape en route, sur un autre satellite artificiel. Pour clore la procédure, il apposa sa signature digitale d’une pression de l’index sur le lecteur d’empreintes et poussa un soupir de soulagement. Il ne souhaitait pas s’attarder, précisa-t-il, car sur Terre on attendait avec impatience les résultats de sa mission. Les cosmonautes orbitaux affichèrent une absence totale de curiosité sur la nature de celle-ci, et le voyageur ne manifesta aucune envie d’en dire plus. Malgré sa hâte, il accepta leur invitation à se détendre un moment, autant que faire se pouvait dans l’espace restreint et l’apesanteur du module.
Le voyageur regarda tout autour de lui :
– Vous n’êtes que deux ? s’étonna-t-il.
– Le troisième membre permanent de notre équipage est en permission sur Terre, répondit Victor en se passant la main dans les cheveux.
– Décidément, commenta le voyageur. Cela sembla le plonger dans un profond abattement, comme si l’absence de ce troisième homme rendait plus pesante sa propre solitude.
Victor ne s’estimait pas autorisé à dévoiler les « raisons familiales » de la permission de leur collègue Mircea, convoqué au tribunal car sa femme demandait le divorce pour « faute grave ». Censé rester absent dix jours, il n’était pas revenu depuis deux mois. Joachim et Victor n’avaient pas d’autre nouvellequ’un communiqué transmis par Houston à intervalles réguliers : « Permission renouvelée pour Mircea Strauss ».
La torpeur du visiteur fit place à une agitation soudaine. Ses yeux rougis se remirent à parcourir les parois du module, comme s’il cherchait une issue.
– Ça ne va pas ? demanda Joachim en posant sur lui un regard emprunt de sollicitude.
– Si, si, répondit-il d’une voix sombre et lasse qui démentait ses paroles. « Je crois que j’ai besoin d’un peu de repos. »
C’était classique chez les voyageurs de l’espace. Ils l’accompagnèrent à une cabine aveugle et vérifièrent qu’il était bien attaché dans son sac de couchage avant d’éteindre la lumière et de refermer la porte coulissante. Très vite s’éleva la régularité d’un ronflement.
– Je retournerais bien faire un tour en cosmocyclette, déclara aussitôt Joachim.
L’arrivée imprévue de la navette avait interrompu sa promenade. Depuis qu’ils n’étaient plus que deux dans la station, leur emploi du temps était particulièrement minuté. Les pauses étaient rares, et Joachim n’en appréciait que plus ses sorties dans l’espace. Hors du temps, l’infini devant soi, un paysage sans limite et sans horizon, sans presque aucune couleur. Sur la cosmocyclette, on ne faisait rien. Celui qui restait à l’intérieur de la station, au contraire, devait pédaler ferme pour pomper l’oxygène et l’envoyer dans les chambres à air ménagées dans les fausses roues du vélo de l’espace, par l’intermédiaire du tuyau qui partageait la gaine avec un câble en acier. L’espace limité d’une station orbitale et le peu d’activité physique imposaient aux cosmonautes la pratique du sport une à deux heures par jour s’ils ne voulaient pas voir leurs muscles s’atrophier. Quand aucune tâche ne les retenait, Joachim profitait des séances obligatoires de pédalage des autres membres de l’équipage. Son engin aurait pu revêtir n’importe quelle autre forme. Ses collègues avaient même plusieurs fois prétendu qu’un simple tour en scaphandre produisait le même effet. Joachim n’était pas d’accord. Dans l’espace, on ne sortait d’ordinaire que pour des motifs précis qui nécessitaient de la concentration ou qui étaient liés à une situation de crise : faire une mesure, vérifier une anomalie, effectuer une réparation. Le véhicule qu’il avait mis au point était au contraire un instrument de loisir et de détente, comme les bicyclettes qui l’emportaient dans son enfance sur les chemins de campagne. Il avait tenu à lui donner une forme approchante, une selle et un guidon. Avec les gants de la combinaison, il n’était pas aisé de l’empoigner, mais on pouvait tout aussi bien le lâcher, cela n’avait pas d’importance. À part l’apport en oxygène, rien n’avait d’utilité. C’était son invention, il l’avait faite comme il aimait, et c’était son grand plaisir, vagabonder dans l’espace, ouvrir les yeux sur l’immensité ténébreuse percée de millions de trous d’épingles, regarder ces étoiles qui ne scintillaient pas, se perdre dans ses pensées. La seule chose qui lui manquait, c’était l’odeur de l’humus, le froufrou des feuilles en décomposition quand on roulait dessus en lisière de forêt, le bruit mou des flaques, les senteurs de mousse et de terre mouillée. Un problème se présentait néanmoins : juché sur la bécane, on avait le réflexe de pédaler et cela risquait d’imprimer à la cosmocyclette un mouvement trop ample, qui pouvait engendrer une oscillation, voire une torsion dangereuse pour le câble. Il fallait donc se résoudre à s’attacher par les chevilles. Ce désagrément n’empêchait pas Joachim d’éprouver un extraordinaire sentiment de liberté, à cheval dans la nuit sidérale. Victor, comme Mircea avant ses déboires conjugaux, goûtaient moins que lui les joies du cyclisme spatial. Quand ils lui demandaient parfois de pédaler pour leur permettre de sortir, cela ne durait jamais très longtemps. Ils n’avaient pas comme lui l’humeur vagabonde d’un poète. L’oisiveté contemplative les ennuyait, le silence éternel des espaces infinis les effrayait.
Il se passait rarement dix minutes avant qu’ils n’appuient sur le bouton signalant qu’ils voulaient rentrer. Pour Joachim au contraire, c’était la fatigue des cuisses du pédaleur qui marquait la fin de la promenade. Mais cette fois-là, quand le voyageur se réveilla, Victor était toujours en train de pédaler. Son tee-shirt était bon à essorer.
– Vous n’avez pas dormi longtemps, constata-t-il.
– J’ai une grande capacité de récupération, répondit le voyageur. Où est votre équipier ?
Victor fin un signe vers le hublot. Le visiteur s’en approcha et comprit mieux la vision qu’il avait eue à son arrivée. Il posa quelques questions, fit preuve d’un vif intérêt pour le dispositif, et demanda de nouvelles explications jusqu’à connaître tout le mécanisme. Il hocha de la tête d’un air admiratif.
– Vous voulez essayer ? demanda Victor.
– Ah ça oui ! Quand je dirai à mon oncle Fernand que j’ai fait du vélo dans l’espace ! Il a participé au « Giro », vous savez, le tour d’Italie. Forcément, il est arrivé dans les derniers, mais…
Il s’interrompit brusquement, avec la tête de quelqu’un qui regrettait d’en avoir trop dit. Toute trace d’exaltation disparut abruptement de son visage Il se renfrogna et ajouta très vite, entre ses dents : « Mais après, il faut vraiment que je me sauve… » Victor n’avait cure des exploits familiaux de cet inconnu et encore moins de ses états d’âmes. Il actionna le bouton indiquant au cosmocycliste qu’il allait le faire rentrer.
Le voyageur avait revêtu une combinaison. Il écoutait les dernières recommandations de prudence de la part des deux jeunes gens. Il hochait la tête. Il répéta qu’il avait compris, surtout pas de mouvement brusque, et ne pas se libérer les chevilles avant d’être rentré. Il boucla son casque sur son scaphandre et fit signe qu’il était prêt pour l’expérience. Il passa dans le sas et enfourcha la cosmocyclette. Joachim se mit au pédalier pendant que Victor s’essuyait tout le corps avec une serviette éponge. Par le hublot situé à hauteur de son visage, Joachim observa l’objet de son invention commencer son errance, doucement balancé au bout de la corde sinueuse. Tout en donnant du mollet sur le vélo d’intérieur, il savourait la lenteur du flottement. L’ondulation des mouvements lui procurait un sentiment de paix, de douceur et de légèreté. Mais soudain, le vélo spatial fit une embardée.
– Qu’est-ce qu’il fout ? s’exclama-t-il. Un éclair de panique passa dans ses grands yeux. Victor accourut au hublot. Pris d’ivresse dans l’espace, le voyageur voulait pédaler ! Il n’avait pas serré suffisamment les courroies, qui sautèrent l’une après l’autre, incapables de contenir la pression du mouvement réflexe. Libérées, les jambes pédalèrent plus vite encore, et la cosmocyclette se mit à bouger dans tous les sens, de plus en plus rapidement. Elle finit par être entraînée dans un mouvement tourbillonnant.
– Merde ! hurla Joachim, « Il part en vrille ! »
Le cœur battant, il appuya sur le bouton signalant le retour, mais il hésita à actionner le treuil. Avec la vitesse qu’avait pris l’engin, le câble ne risquait-il pas de rompre si on le tendait ? Affolé, les yeux écarquillés, il suivait l’évolution en marmonnant des supplications qu’il ne savait à qui adresser, que cette vrille s’arrête, que ça se mette à tourner dans l’autre sens, que ça ralentisse, s’il vous plaît, que ça se calme… mais le câble était soumis à une telle torsion qu’il finit par céder. Impuissants, Joachim et Victor assistèrent au désastre. Les bras du voyageur battant dans la panique, la cosmocyclette s’éloigna dans les ténèbres de l’infini.
Ils étaient bien embêtés. Comment allaient-ils expliquer à leur hiérarchie la disparition du pilote ? Personne dans l’Univers n’était au courant de l’invention de Joachim, qui s’était bien gardé de demander la moindre autorisation. Si les arrivées et les départs des vaisseaux étaient soumis à toutes sortes de vérifications scrupuleuses, il n’en était pas de même de leur vie dans sa station, qui bénéficiait d’une surveillance très lâche. Les occupants de Davor 3 n’avaient qu’un rôle de sentinelle. Ce n’était pas des scientifiques de haut niveau. On leur ordonnait bien parfois de se livrer à quelques expériences, mais ce n’était peut-être que pour les occuper et les détourner de la neurasthénie. Aussi vivaient-ils dans une certaine liberté, et Joachim avait pu donner libre cours à ses instincts poétiques doublés de talents d’ingénieur. En silence, ils firent rentrer ce qui restait du câble et tout en effectuant leurs tâches quotidiennes, ils se mirent à ruminer pour trouver une solution afin de ne pas avoir droit à une permission définitive qui se déroulerait peut-être derrière les barreaux.
– Tu sais quoi ? » articula Victor au bout d’un moment. « On ne sait même pas comment il s’appelait, le type. »
Joachim répondit par un grognement. Il était dans ses idées noires, dont la plus noire concernait la perte de sa bécane chérie.
– Regarde, » continuait Victor. « Son nom n’apparaît pas sur le fichier d’identification qu’il nous a envoyé quand il a demandé l’autorisation de se poser, ni sur les données de bord. Il n’y a que son grade et un matricule. »
Joachim tendit vaguement le cou vers le moniteur de contrôle.
– Lance une recherche sur le space-net, proposa-t-il.
Victor entra le numéro dans tous les moteurs de recherche auxquels il avait l’autorisation d’accès. Le matricule n’existait pas. De deux choses l’unes : soit le pilote était classé secret défense grade 1, soit il voyageait sous une fausse identité.
Dans les deux cas, ça sentait mauvais. Ils se regardèrent. Sans avoir besoin d’échanger un mot, ils se dirigèrent vers le sas arrière. Ils voulaient explorer la navette de l’inconnu. Dans le poste de pilotage de l’appareil, ils ne remarquèrent rien d’anormal jusqu’à ce qu’ils allument l’ordinateur de bord et découvrent le plan de vol. Le voyageur avait falsifié les informations qu’il leur avait transmises. La navette n’arrivait pas de la région de Saturne, mais d’une base inconnue des deux cosmonautes qui devait se situer, d’après un rapide calcul effectué à l’aide de ses coordonnées, à peu près à mi chemin entre Neptune et Uranus, c’est-à-dire au beau milieu de nulle part. Qu’est-ce que c’était que ce truc ? La base s’appelait Utopia. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Ils fouillèrent à qui mieux mieux dans les données de la navette pendant plusieurs heures. Il leur semblait pédaler dans la semoule, ils ne trouvaient rien et ils commençaient à avoir soif. Il était long et fastidieux de repasser le sas. Ils se dirent qu’il y avait forcément des vivres et de l’eau à l’arrière de cette navette de type « cargo », destinée au transport des marchandises. Ils entrèrent dans la soute. Elle était vide, et ils furent impressionnés par ses dimensions, une caverne aux parois de métal. Sur ces parois, comme des lambeaux de tripes, pendaient des courroies de toile avec anneaux et mousquetons, destinées d’ordinaire à l’arrimage des containers et des pièces détachées d’engins spatiaux ou de stations orbitales. Il y flottait une odeur douceâtre et écœurante qui prenait au nez et à la gorge et dominait tout le reste : l’odeur de la mort. En effet, un cadavre était maintenu contre la paroi par les filins. Ça sentait vraiment mauvais.
Une recherche sur le space-net de la Davor 3, en accès réservé de grade 2, leur apprit qu’une secte écologiste avait détourné suffisamment de transport et de matériel spatial pour assembler une station. Aucun des organismes mondiaux qui se partageaient le système solaire n’était parvenu à localiser cette station, malgré le lancement d’une flotte de plusieurs croiseurs équipés de patrouilleurs furtifs. À côté du nom des principaux membres présumés de l’organisation clandestine figurait leurs profils. Ils reconnurent sans peine leur hôte disparu, Sylvain Feuillant. Son oncle Fernand s’était illustré quelques décennies plus tôt, moins pour ses résultats cyclistes que comme champion de la lutte antidopage dans le sport. Si la situation avait été moins critique, ils auraient ri de bon cœur devant l’obsolescence de l’objectif que semblait s’être fixé le groupuscule : la sauvegarde de l’environnement et l’éradication de toutes les formes d’extraction d’énergies polluantes. Notamment celles qui servaient à propulser les engins spatiaux. On soupçonnait le groupe de préparer des opérations de sabotage, sur Terre et dans l’espace. Joachim et Victor se regardèrent, ahuris. C’était vraiment un gros morceau.
– Alors, on est des héros ! finit par lancer Victor en se grattant la tête. Il hésitait entre l’enthousiasme et l’incrédulité devant cet héroïsme fortuit.
– Pourquoi ? demanda Joachim.
– On a neutralisé Feuillant, on s’est débarrassé d’un dangereux terroriste !
– Pas très réglementaire, notre procédé. Tu imagines l’enquête qu’on va devoir subir, la contre-enquête, et sûrement un blâme pour la cosmocyclette. Ça ne peut que nous attirer des ennuis.
Mais, continuant sur sa lancée, Victor affirma : « Il faudrait identifier le cadavre. »
– T’es pas fou ? s’affola Joachim. « Si on y touche, ils sont bien capables de nous coller le meurtre sur le dos. »
– Tu proposes quoi, alors ?
Joachim réfléchit. Il n’eut ensuite aucun mal à rallier Victor à son plan. La principale difficulté fut de trouver un moyen de faire décoller la navette par le pilote automatique, qui était normalement prévu pour ne fonctionner qu’en croisière. Mais Joachim recélait des trésors d’inventivité. La navette repartit donc se perdre dans l’espace. De même qu’à l’arrivée sur la station-portail, son équipage était constitué d’un seul membre en tout et pour tout. Il fallut le signaler sur cinq écrans de contrôle successifs. Mais aucune case n’était prévue dans ces rapports pour préciser si ce voyageur était mort ou vif.
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