Les cyberdoms sont des serviteurs parfaits. Si Anna et moi en possédions un, je lui demanderais de se mettre à la fenêtre à la nuit tombante, d’enregistrer les images du ciel, de les projeter sur le mur du salon et de faire jouer une musique en harmonie avec la lumière et la forme des nuages particulière à chaque jour. À vrai dire, si j’avais les moyens d’acheter un cyberdom, j’aurais aussi une plus grande demeure. J’y réserverais une pièce entière à l’usage de bibliothèque, où je passerais les heures vespérales. Ce soir, le crépuscule n’a duré qu’un instant, un éclat pâle de ciel d’hiver où le rouge est rougeâtre et se fond très vite dans le gris. Il me faut de la musique pour accompagner le mouvement ascendant de la lune, car il n’y a plus de rossignols comme quand j’étais petit. L’astre se frayait un chemin à travers les nuages en ruban, gris sur le bleu profond, j’ai été saisi de mélancolie et j’ai choisi Schuman. C’est en 2032, je crois, que se sont éteints les derniers spécimens des oiseaux communs dans nos contrées. Il paraît que les expéditions spatiales « Biosphère II » et « Ecosyst » sont des succès, que les espèces seront sauvées, mais comment savoir si ce qu’on nous dit est vrai ? Cela fait bien longtemps que je suis sans nouvelles de mon ami d’enfance, Paul Ansquenet, parti sur Solaris voilà bientôt douze ans. Et je ne fréquente plus ces messieurs-dames des hautes sphères ministrérielles qui auraient pu me jeter en pourboire quelques informations. Jadis, je donnais des cours particuliers à leurs enfants, mais je n’en pouvais plus de leurs voitures de marques, de leurs montres de marques, de leurs meubles de marques exhibés en trophées, ni surtout de toute cette domesticité robotisée au milieu de laquelle je me sentais intrus. « Plus solitaire que Ian Solo » aurait dit Paul en notre jeune temps. On s’arrachait pourtant mes leçons de musique. Mon maître à moi s’appelait Olivier Berty, surnommé en cachette « Obi-Wan ». Il fréquentait la maison de mes parents. C’était au début du siècle. Un peu plus âgé que ma mère, il portait une barbe courte et grisonnante et après son départ elle ouvrait les fenêtres en grand quelles que fussent la température et l’humidité de la nuit, parce qu’elle n’avait jamais osé lui demander d’aller fumer sur le balcon. Un soir à dîner, il sortit soudain son portable de sa poche en s’exclamant qu’il avait quelque chose à nous demander, n’ayant pas compris une allusion dans un article lu en chemin, consacré à un pianiste virtuose. Il loucha sur son index qui cherchait sur l’écran et je me demandai pourquoi un objet qui donnait l’air si bête avait la prétention de s’appeler « smartphone ». Comme un escargot qui lance une antenne hors de sa coquille, il dégagea enfin son œil au-dessus de l’écran, sortit la tête d’entre ses épaules et s’adressa à mes parents : « Voilà ce qui est écrit : cet artiste est l’Obi-Wan Kenobi du clavier. Savez-vous ce que cela veut dire ? » Nous fumes bien trente secondes avant de réagir, au bout desquelles toute la famille arriva in petto à la même conclusion que moi : Olivier Berty n’ayant aucun humour, il fallait le prendre au premier degré, et admettre qu’il ne connaissait pas « Starwars ». Aujourd’hui, cela me surprendrait moins. Les modes passent et même les légendes du cinéma tombent parfois dans le trou noir de la mémoire. Mais à l’époque, il était inconcevable qu’un ami de maman n’eût jamais entendu parler de ce héros interplanétaire, devenu mythique non seulement pour ma génération mais déjà pour celle de mes parents. D’autant que la saga connaissait alors un regain de popularité qui témoignait, me semble-t-il a posteriori, de nos premiers vrais espoirs de voir les voyages spatiaux devenir réalité. Berty remarqua notre air ahuri, il s’informa et accueillit nos éclaircissements avec politesse. Puis il déclara que la comparaison n’avait aucun sens et que le journaliste était un sot. Il n’y avait aucune affectation dans son attitude, aucune critique de l’engouement des foules pour les films à grand spectacle, aucun sentiment de supériorité intellectuelle. Il n’y avait qu’un désintérêt sincère pour le monde des Jedis, et l’affirmation tacite et tranquille de son droit à cette indifférence. Malgré les litres d’ennui que je m’efforçais de déverser dans mon regard (n’était-ce pas ce que l’on attendait d’un garçon de mon âge ?) je ne perdais aucune de ses paroles, ni aucune des notes de musique qui sortait de son appareil à tout faire, même les plus sérielles. De par la singularité de ses goûts et la profondeur des discussions qu’il engageait, Berty changeait des invités habituels. Ceux-là entonnaient tous le même refrain. À l’apéritif, ils enfournaient des « bouchées-brochettes-olives-tomates-cerises-chorizo » ou complimentaient maman pour ses délicieux sashimi tout en se lamentant sur le « climat », ainsi que l’on nommait à l’époque la destruction de la flore et de la faune terrestres qui était devenue systématique et dont on feignait encore de croire qu’elle n’était pas irrémédiable. Plus tard, une fois les ragots épuisés, ils déploraient la montée tragique des inégalités sociales en se resservant un verre de champagne. Quand la porte se refermait sur eux, je restais dans un état de colère sourde et d’hébétude qui ne trouvait de résolution que dans un sommeil immédiat. Ce soir-là au contraire, la présence de Berty m’avait tant stimulé que je passai la nuit à composer l’ébauche de ma future première œuvre, intitulée « Mon seul espoir », et qui me permettrait de rencontrer Anna, quand elle l’interpréterait quelques années plus tard.
J’ai retenu tous les détails de cette soirée, de cette nuit d’inspiration, durant laquelle il se passa autre chose, qui a sans doute contribué à la graver avec tant précision dans ma mémoire. Je reçus un message de Paul Ansquenet m’invitant chez lui le lendemain matin pour découvrir un cyberdom. J’en fus tout émoustillé, car nous en parlions depuis des mois, et attendions ce moment avec la plus grande impatience. Ses parents travaillaient tous les deux à la mise au point du premier robot domestique et ils venaient de rapporter chez eux un prototype d’essai. La tête farcie de tous les épisodes de la Guerre des étoiles, j’imaginai que j’allais rencontrer le frère jumeau de C-3PO, un robot étincelant aux bras et aux jambes bien articulées, très à cheval sur le protocole, avec des yeux de scaphandre, une voix métallique et des mouvements saccadés. Rien de tel. Le majordome cybernétique conçu par les parents de Paul avait le geste fluide, le regard doux et la peau soyeuse. Je ne trouvai d’autre mot que celui de « peau » pour définir l’enveloppe grisâtre dont il était uniformément recouvert, et cela me gêna. Elle était douce au toucher, et le contact me mit d’autant plus mal à l’aise. Quant à sa voix, elle avait un beau timbre de basse, synthétique sans doute mais qui n’avait pas moins de naturel que son alter ego féminin, celle qui faisait les annonces dans les gares. Je dois dire que je fus déçu. Je tais ma déception quand je raconte cet épisode qui fait de moi un pionnier de la cyberdomesticité. Et je le raconte souvent, à défaut de pouvoir m’offrir un robot à tout faire. Anna dit que je radote. En silence, elle se désole pourtant autant que moi. Je ne dus pas être le seul à réagir de la sorte devant la trop grande proximité entre revêtement synthétique du robot et la peau humaine puisque l’anthropomorphisme fut corrigé et volontairement atténué, voire gommé dès les premières années de la commercialisation des cyberdoms de diverses marques. Et aujourd’hui, tous ceux que je connais sont en silicone ou en métal apparent. Anna a cependant entendu dire qu’un milliardaire asimovien s’était fait fabriquer un couple d’androïdes parfaits. Fantasme ou réalité ? Toujours est-il que le robot que je découvris à dix-sept ans était plus réaliste que de nos jours. Il lui manquait toutefois quelque chose d’essentiel : l’équilibre. J’avais été témoin dans les mois précédents de la tension des parents de Paul quand ils parlaient des difficultés à reproduire la bipédie, ainsi que de l’excitation qui les prenait dès qu’un nouveau pas était franchi. Quelle idée, aussi, avait eue notre espèce de se redresser pour ne marcher que sur ses deux membres postérieurs ? Et maintenant que c’était fait, il fallait bien adapter les machines si on voulait les faire travailler utilement dans notre environnement. Avec le modèle de série R-DOM 1301 dont nous observions le prototype, les équipes du Centre de cybernétique anthropoïde avaient abouti à des résultats prometteurs, mais pas encore suffisants pour une mise sur le marché. La mission des ingénieurs était maintenant de tester les robots en environnement réel pour en parfaire les performances. C’est pourquoi les Ansquenet en avaient un à la maison. Les parents de mon ami étaient au travail. Nous passâmes la matinée, avec la femme de ménage, à donner des ordres à la machine, à rire d’émerveillement, les yeux écarquillés, devant ses facultés de compréhension et de réponse, à nous gausser de ses maladresses, à nous esclaffer à chaque fois qu’il tombait, à l’applaudir quand il se relevait, comme nous l’aurions fait devant un petit être en cours d’apprivoisement, animal ou bébé. Nous le baptisâmes Nestor, comme au château de Moulinsart, et nous lui apprîmes à dire « Mille sabords ! » pour s’excuser quand il commettait une faute. Nous étions très fiers de notre idée, et Paul se réjouissait à l’avance de la tête que ferait son père quand il entendrait ça. La femme de ménage était la plus gamine de nous trois. Elle s’ingénia à donner à Nestor les ordres les plus farfelus qui soient. Il y obéissait bien sûr sans sourcillement, sans commentaire, sans mauvaise volonté, sans arrière-pensée, avec énergie et sans âme et cela nous faisait rire, rire encore, jusqu’aux larmes. Ces robots sont, bien sûr, des serviteurs parfaits. Il n’est guère étonnant qu’ils aient eu le succès que l’on sait dès leur lancement, en dépit de leur coût. Je me souviens de la première campagne de publicité : « Libérez-vous ! Cyberdom fait tout pour vous. » Elle a précédé de peu une autre campagne visant à recruter des volontaires pour le projet spatial « Biosphère » qui a séduit Paul. Quel genre de robots ont-ils là-haut ? Je me souviens aussi que l’on prétendait que les cyberdoms allaient vite se démocratiser. On se trompait. Leur prix reste très élevé, il a même proportionnellement augmenté et seuls les plus riches peuvent se les payer. Cela est dû sans doute à l’extrême complexité de leur fabrication, à leurs fonctionnalités qui, paraît-il, ne cessent de progresser, et à leur durée de vie limitée. Mais la vraie raison de leur inaccessibilité au commun des mortels, c’est le chic qui leur est associé. Si leur prix baissait, ils ne seraient plus marqueurs du statut social le plus élevé, et les riches ont besoin de se démarquer. Ils ne renonceront jamais au plaisir de voir des gens comme ma femme et moi baver d’envie et écumer de rage chaque fois que nous découvrons chez eux un de ces Nestor. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et nous devrons, je crois, nous contenter toute notre vie d’un esclave. C’est moins efficace, plus contraignant, ça maugrée tout le temps et ça a besoin de manger souvent, mais c’est abordable. Au moins, le nôtre est propre. Et il joue du violon.
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