Toute l’eau de l’incendie, 1.
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Être loin. Chacun a son image de Notre-Dame en flammes, la première photo, le souvenir de l’événement, ce qu’on faisait, précisément, au moment où l’on a appris. Comme pour l’attaque au Bataclan, les tours jumelles de New York, la chute du mur de Berlin.
Être loin. Ne plus vivre à Paris depuis des années. Trois heures de train suffisent à y revenir depuis les bords de la Méditerranée, trois heures depuis ma vie d’aujourd’hui, je suis loin sans être exilée, mais la distance n’est pas abolie par la fréquence des TGV.
Le soir du brasier j’étais en vacances, dans un petit port sur la côte varoise. Le vent faisait raguer les filins sur les mâts métalliques des voiliers de plaisance qui se balançaient le long du quai. Un autre vent soufflait sur le feu. Les ondes apportaient des messages. Une vidéo, premières images. Nous étions au restaurant.
Une voix dans ma tête demande si c’est criminel et l’enfant avec nous demande si c’est grave. Elle a dix ans. Elle grandit avec la peur d’un attentat, elle fait à l’école des exercices d’alerte intrusion, reste de longues minutes immobile sous son bureau, nous avons pour climat médiatique les échos du procès Mérah, le frère du tueur d’enfants devant une école juive à Toulouse, en 2012.
Elle demande si quelqu’un est mort. Elle ajoute : « Si personne n’est mort, ce n’est pas grave », mais elle voit nos têtes. Elle essaie de comprendre.
Deux mois plus tôt, lors de notre dernier passage à Paris, nous étions montés comme dans mon enfance aux tours de Notre-Dame, nous avions vu les apôtres verts, nous nous étions amusés de Viollet-le-Duc qui a donné ses traits à saint Thomas, celui qui voulait voir pour croire.
Si c’est grave ou pas. Nous faisons repasser sur notre petit écran la vidéo envoyée par un cousin, la flèche s’écroule encore, et sur tous les réseaux, le brasier empourpre le ciel de Paris, et la consternation se lit sur nos visages. J’essaie de mettre des mots sur cette gravité.
Pas moi.
Pas nous.
Pas devant nous.
Pas de notre vivant.
Nous savons que les choses humaines ne sont pas éternelles, mais Notre-Dame, nous devons mourir avant elle. Une charpente en bois de chêne, sèche depuis huit cents ans. Des pierres taillées par des mains depuis longtemps rigides, froides, retombées en poussière.
Tout à l’heure nous avons traversé la passerelle au bout du port, nous nous sommes promenés sur une petite île. J’ai ramassé un caillou, du schiste, et un autre qui brille. J’en ai déjà un qui lui ressemble, trouvé dans les Alpes, quand j’étais allée à la Vallée des Merveilles, dis-je à l’enfant, il y a très longtemps. J’imagine la montagne sourire à ces mots.
Une cathédrale, à notre échelle, c’est géologique, et nous étions là, profitant de notre repas, loin de savoir ce qui s’était passé déjà, la petite fumée, et puis le grand panache, et puis les grandes flammes, la foule impuissante le menton levé, et ce « oh » qui se lève à voir la flèche tomber.
Je pense à mes promenades le long du fleuve, à celles de mes personnages ; à l’Aurélien d’Aragon, aux femmes qui se succèdent dans sa garçonnière à la proue de l’autre île, qui s’accoudent au balcon, et toutes s’exclament « Que c’est beau ! » en découvrant la vue par la fenêtre, le chevet de Notre-Dame. Je pense aux tours carbonisées. Je ne les imagine pas, ne veux pas les imaginer.
Le ton de l’insouciance et du relâchement n’a pas quitté les tables voisines. L’émotion collective, immense sur les réseaux, n’est pas arrivée jusqu’à ce quai tranquille, jusqu’au camping où nous revenons à la nuit tombée. L’air est doux, les pins embaument dans l’air du printemps. Nous sommes loin.
L’œuvre entière sera disponible progressivement sur la page « Toute l’eau de l’incendie« . Comme l’ensemble de ce site, elle est déposée et protégée par le droit d’auteur.
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