Toute l’eau de l’incendie, 11.
Ce que ça fait que d’être loin ? Mon amie parisienne compte aller ce soir à Notre-Dame. L’incendie a deux jours. Moi, de retour à Marseille, j’écris longuement dans un cahier rouge. Je reste chamboulée. Je me sens bizarre d’être loin.
Ce que ça fait ? Cela fait que mes amis d’ici, et les commerçants, et les gens que je croise dans la rue, n’en parlent pas, n’y pensent pas, comme moi, à chaque instant. Car Notre-Dame, ce n’est pas n’importe quelle église. C’est le clocher de mon village. C’est la station de métro presque la plus profonde, avec ses escaliers, tous ces escaliers à monter sur mes petites jambes, et les tours qui surgissent, masses dont les parallèles et les angles droits sont corrigés par le foisonnement des voussures et les statues des rois, par le dessin de la rosace, par la légèreté des colonnettes graciles qui s’entrecroisent au-dessus, par l’élégance, enfin, des cages des cloches, de leurs hautes fenêtres lancéolées, soulignées par des bandes de pointillés de pierre. Je ne sais pas si je connaissais déjà la forme de la ville en bordure de laquelle j’habitais, avec la courbe de la Seine qui lui fait une bouche triste. Les savoirs de l’enfance ne se reçoivent pas tous à l’école, et nous savons des choses sans pouvoir dire où nous les avons apprises. Les bateaux-mouches étaient la récompense des leçons bien récitées. L’accumulation des bons points culminait dans un petit morceau de papier bleu canard qui donnait droit à une promenade sur l’eau. Le bateau glissait sur les vaguelettes glauques, couleur des toits de zinc, couleur des nuages bas, couleur de Notre-Dame, couleur des pigeons, couleur des glissières de sécurité des voies sur berge, avec un peu de vert et de marron en plus, la Seine n’a jamais été bleue. Je savourais les hoquets du bateau quand il s’éloignait du quai, qu’il changeait de régime pour passer sous un pont, j’apprenais pour aussitôt l’oublier que le pont de la Concorde s’était d’abord appelé le pont de la Révolution, dans le haut-parleur crachotant la voix du guide à modulations de fréquence saluait au square du Vert-Galant Henri IV et son cheval, que malgré les apparences de bronze de la statue, je tenais pour blanc, la voûte des ponts, comme un secret d’enfance, giron inquiétant, ombre noire où se déposait une odeur de pétrole humide, où les silhouettes effilochées des clochards se ratatinaient, cherchant un sursis à la pluie, à même le pavé, lançant des cris d’ivrognes que répercutaient les arches de pierre. Et soudain la tour Eiffel. Haute, hautaine, inutilement compliquée dans le dessin de ses croisillons. Un autre jour, c’était une promesse dans la voix maternelle, nous monterions tout là-haut. Du bateau je suivais l’ascenseur glissant contre la jambe de fer, il était jaune ou rouge, mais un rouge d’antan, comme les wagons de la très vieille rame qui circulait encore sur la ligne qui passe sous les pieds de Notre-Dame, et c’était une chance lorsqu’on y avait droit, avec ses sièges en lattes de bois vernis, durs et arrondis, bien plus inconfortables que les habituelles banquettes en skaï, mais qui avaient le pouvoir de faire voyager dans le temps. Rentrés à la maison, je devais me laver les mains et jeter le ticket de métro. Il était jaune. Ce que ça fait que d’être loin ? Des amis marseillais sont montés aux tours de Notre-Dame l’après-midi du lundi, ils ont été parmi les derniers à voir l’édifice avant qu’il ne brûle. Ils en sont un peu fiers. Un autre ami les plaisante : « Alors, c’est vous qui avez mis le feu à la cathédrale ? » C’est tout. Une amie de Toulouse, au téléphone, n’en parle pas. Je finis par n’y plus tenir, j’y fais allusion. Elle est choquée de tout cet argent qu’on veut employer pour le bâtiment alors qu’on laisse des gens mourir. Le lendemain, nous voyons d’autres amis qui n’en parlent pas plus. Au cours du dîner, ils tendent l’oreille lorsque mon mari évoque sa conversation téléphonique avec son cousin qui travaille à la maîtrise de Notre-Dame, et qui allait à une répétition lorsqu’il s’est trouvé devant la cathédrale en feu, et que je retransmets moi-même l’information reçue de mon amie historienne de l’art, que les mays sont saufs. Ils lèvent un peu la tête, mais ils ne relèvent pas. Nous passons à autre chose.
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