Toute l’eau de l’incendie, 16.
Qu’est-ce que nos gouvernants savent d’Esmeralda ?
Aussitôt après l’incendie, Notre-Dame de Paris était numéro un des ventes.
Quel marchand de papier en a donné l’idée ?
Quel site de vente en ligne ?
Combien d’acheteurs se sont fait lecteurs ? Qui est allé au bout de la lecture, de la relecture de ce grand roman ? J’habitais à Reims quand je l’ai ouvert pour la première fois et Reims tient une place importante dans l’histoire, quoique sur peu de pages.
Me souvenant peu de l’œuvre, j’extraie de mes étagères l’édition de poche qui s’y empoussiérait. Il en tombe une carte postale que j’ai glissée là, sans doute, à cause du dessin. Le chevet de la cathédrale y est figuré en style naïf, depuis un pont qui se serait intercalé entre le pont de la Tournelle et l’île de la Cité, dont la pointe est plus arrondie que dans la réalité. Sur le pont, devant le parapet à colonnettes, passent des personnages en habits 1900, un charriot portant des tonneaux, et un camion vieillot. Les tours se reflètent dans l’onde, et la cage des cloches, et le ciel clair aux petits nuages, et les ramures d’automne, reflet troublé par un vapeur à fumée noire, un rameur gaffeur debout sur sa barque, quelques péniches amarrées. Vision idyllique d’une ville qui n’existe pas. L’expéditeur s’est glissé parmi les flâneurs, collant sur le pont sa silhouette, avec sa femme, découpée dans une photo. Ils me sourient. C’était mon professeur et c’est mon ami. Au collège, il m’a mis le stylo à la main, il m’a appris mes premiers mots de latin, je lui dois Dumas et Maupassant, Robert Mitchum et Charlotte Brontë, le goût du récit, l’amour de la langue.
Sans doute c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les dégradations, les mutilation sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe Auguste qui en avait posé la dernière.
Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stupide.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre troisième, chapitre un
Combien de donateurs ont parcouru ces pages ?
Personne n’avait encore remarqué, dans la galerie des statues des rois, sculptés immédiatement au-dessus des ogives du portail, un spectateur étrange qui avait tout examiné jusqu’alors avec une telle impassibilité, avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eût pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquels se dégorgent depuis six cents ans les longues gouttières de la cathédrale. Ce spectateur n’avait rien perdu de ce qui s’était passé depuis midi devant le portail de Notre-Dame. Et dès les premiers instants, sans que personne songeât à l’observer, il avait fortement attaché à l’une des colonnettes de la galerie une grosse corde à nœuds, dont le bout allait traîner en bas sur le perron. Cela fait, il s’était mis à regarder tranquillement, et à siffler de temps en temps quand un merle passait devant lui. Tout à coup, au moment où les valets du maître des œuvres se disposaient à exécuter l’ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la façade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d’une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d’un chat tombé d’un toit, les terrasser sous deux poings énormes, enlever l’égyptienne d’une main, comme un enfant sa poupée, et d’un seul élan rebondir jusque dans l’église, en élevant le jeune fille au-dessus de sa tête, et en criant d’une voix formidable : Asile !
Cela se fit avec une telle rapidité que si c’eût été la nuit, on eût pu tout voir à la lumière d’un seul éclair.
– Asile ! asile ! répéta la foule, et dix mille battements de mains firent étinceler de joie et de fierté l’œil unique de Quasimodo.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre huitième, chapitre six
Combien de volumes ont été livrés au pilon ?
Vendredi. L’incendie avais quatre jours. Un site de paiement en ligne me proposait de participer à la collecte de la Fondation de France. L’argent s’invitait sur le devant de la scène et j’étais toujours loin. Je me sentais un peu moins dévastée, mais si le trauma commençait à passer, parfois l’émotion remontait, brève mais intense, déversant une soudaine sensation de manque, de vide, de perte. Plus tard, sans prévenir, les larmes montaient aux yeux. Quand une collègue m’écrivit que le catalogue d’une exposition que nous préparions dans les musées de Marseille était arrivé au centre de documentation, je lui répondis à côté, ne parlant que de Notre-Dame.
Je poursuis ma lecture. Le moyen âge de Victor Hugo n’est pas celui des historiens contemporains, et je m’agace un peu des mœurs qu’il prête au quinzième siècle, de la justice expéditive des magistrats de son roman, de l’innocence niaise de son héroïne. Je poursuis ma lecture, emportée par la puissance du souffle, par l’ardeur de la phrase.
Toute ville au moyen âge avait ses lieux d’asile. Ces lieux d’asile, au milieu du déluge de lois pénales et de juridictions barbares qui inondaient la cité, étaient des espèces d’îles qui s’élevaient au-dessus du niveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait était sauvé. Il y avait dans une banlieue presque autant de lieux d’asiles que de lieux patibulaires. C’était l’abus de l’impunité à côté de l’abus des supplices…
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre neuvième, chapitre deux
Les ignorances et les déformations d’Hugo sur le passé comptent peu à mes yeux devant son attention aux malheureux, aux rejetés, aux poursuivis, aux condamnés. Sa foi dans le progrès ne s’est pas révélée juste. Peuples et dirigeants, combien d’Esmeralda laissons-nous mourir aujourd’hui ?
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L’œuvre entière sera disponible progressivement sur la page « Toute l’eau de l’incendie« . Comme l’ensemble de ce site, elle est déposée et protégée par le droit d’auteur.
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