19. Dernier état connu

Toute l’eau de l’incendie, 19.

Texte complet

Autres propositions de formes et d’usage

L’équinoxe de printemps est le moment de la Grande Vérification. Dès plusieurs semaines avant l’ouverture du portail central, dans l’espoir de passer les premiers, des familles de bonne foi, des groupes de jeunes travailleurs, des femmes seules, campent entre les contreforts qui soutiennent les arcs boutants, entre les guérites du parvis, louent des appartements-péniches, tentent même de séjourner dans des barques entre les roseaux – mais la brigade fluviale a tôt fait de couper leurs amarres. Toutes les statues de la galerie des rois et des ébrasements se voient toutes bander les yeux. Les enfants des écoles apprennent que c’est signe d’impartialité, que la justice aveugle juge sur la foi des pièces lues dans le dossier ; d’autres pensent tout bas qu’il s’agit plutôt de montrer que les officiers vérificateurs ne regardent pas l’humanité dans le regard des demandeurs. Sur la grande galerie circulent jour et nuit des vigiles en armes, et le bruit des drones suscite quelques murmures parmi les bourgeois de la cité qui aimeraient dormir, mais qui n’ont à leur disposition ni le droit de manifester, ni l’outil de la pétition.

Le jour venu, les cloches sonnent à la volée. La tenture se lève devant l’horloge qui a remplacé la rosace, et qui marque à rebours le temps du contrôle. Alors le parvis est dégagé de toute installation éphémère, pour n’être plus qu’un fleuve de patience où les solliciteurs piétinent en un large rang parfaitement régulé par le service d’ordre. Vingt-quatre par vingt-quatre, les huissiers les font pénétrer par les portes qui encadrent le trumeau où le Christ bénit. Malgré l’attente qui se prolonge, rares sont ceux qui ont l’esprit à lever les yeux vers le regard bandé des apôtres, vers les anges des voussures, vers le tympan où l’archange Michel tient une balance sans merci. Les agents chargés de la détection inspectent chaque personne qui entre, confisquant tout ce qui de près ou de loin peut passer pour un objet tranchant ou contondant, puis on applique sur le front le pistolet thermomètre. Les malades sont dirigés, par l’escalier hélicoïdal, vers la tribune où l’on voit passer, derrière le plexiglas étanche fermant chaque triforium, le personnel médical portant le bonnet, le masque et les gants réglementaires. Les autres se voient diriger, en deux files, vers les grands bénitiers remplis d’encre, où ils trempent leurs deux mains jusqu’au poignet, avant de les appliquer sur la feuille aux empreintes. En rouspétant par tradition, mais de bonne grâce, les préposés à l’essuyage tendent des torchons buvards à ceux qui, au mépris des consignes, n’ont pas apporté le leur. Puis c’est l’attribution du numéro, de 1N à 12S. Dans chacune des chapelles des collatéraux, douze au nord, douze au sud, est installé un bureau où la demande de séjour est examinée. Les chapelles du déambulatoire sont occupées par les archivistes à qui les officiers vérificateurs peuvent s’adresser pour consulter un texte de loi, vérifier une jurisprudence. Toute discrétion est laissée aux officières et aux officiers d’appliquer la méthode qu’ils préfèrent pour décider du sort des gens qu’ils reçoivent.

Il circule en ville de folles théories de numérologie, où s’accrochent les frayeurs et les espoirs. Des potions sont vendues qui attirent le 7, le meilleur numéro, dit-on, le plus chanceux, des aimants contraires sont cousus dans les doublures des vêtements pour repousser le 11, qui porte malheur, mais les plus prudents évitent de les porter, craignant qu’ils perdent leur vertu en passant les portiques de sécurité. Le 13 est réservé aux fuyards, aux planqués, à ceux que les brigades doivent aller débusquer pour qu’ils se soumettent au contrôle, et qui sont vus à la hâte, aux guichets des deux transepts.

Les personnes admises au séjour sur le territoire sortent de la cathédrale par le portail nord – dans le langage courant, on dit qu’elles ont le pass. Certaines filent aussitôt en courant, comme des souris délivrées d’un piège. D’autres se tiennent la main sur le cœur et lapent l’air à grandes bouffées, et font de petits pas hésitants. Ceux au contraire qui sont rejetés entrent, sous le portail sud, par un tunnel cylindrique qui descend directement à l’embarcadère des refus. Des navettes se succèdent pour les charger. Elles font quelques encablures en aval avant de mettre les gaz et de virer de bord, remontant le fleuve pour emporter les tristes refoulés vers la région des barrages d’où, paraît-il, ils sont rapidement expulsés. En contrehaut des berges, sur les parapets des quais, la foule satisfaite regarde ce ballet. Quelquefois des huées fusent. Le plus souvent l’emporte un bavardage de printemps, et l’on paye une glace aux enfants.

Après l’incendie, d’autres suggestions de formes et d’usages (deezen.com)

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