Toute l’eau de l’incendie, 23.
Dans une fulgurance je me dis : « On n’en parle plus ! ». Nous sommes début mai. Cela n’est pas nécessairement vrai, et il n’est pas nécessaire que cela soit vrai pour que ça m’ait frappée. Le premier plan médiatique est occupé par d’autres urgences et ce qui était sensationnel il y a quinze jours a déjà une odeur de moisi. Si de nombreuses informations circulent encore sur Notre-Dame, son incendie, sa reconstruction, il faut les chercher, il faut creuser et je ne suis plus en vacances, je n’ai ni le temps, ni l’esprit à scruter les médias. La vie prend tout mon temps. De la clameur de l’actualité me parviennent des polémiques autour de personnalités politiques, sur fond d’élections européennes prochaines, me parviennent du monde entier des annonces d’attentats, de guerres, de résultats d’autres élections, de grandes déclarations ; ici se déroule le procès de Mohamed Merah, frère du meurtrier des enfants et du soldat, ici se poursuit la déliquescence de l’hôpital public, ici résonnent les échos de l’affaire Benalla, eux-mêmes lointains mais faisant à nouveau des remous au 1er mai, ici n’aura pas lieu le « grand débat » promis par l’exécutif, ici j’apprends la mort de comédiens que j’appréciais, Jean-Pierre Marielle, Anémone…
Et bien sûr les gilets jaunes. L’acte XXIII, l’acte XXIV, l’acte XXV du 1er mai 2019 marqué par l’attaque, soi-disant, de la Pitié-Salpêtrière. Le ministre de l’intérieur affiche son émotion, son indignation, sinon feinte, du moins intempestive, une précipitation émotionnelle proche du mensonge, de la propagande. La Pitié-Salpêtrière n’est pas n’importe quel hôpital, mais celui où ont été transportés les blessés du Bataclan, après l’attaque du 13 novembre 2015. L’émotion du ministre a pu en être renforcée, comme la nôtre, et l’incendie de la cathédrale de Paris a plongé ses esprits dans un bain apocalyptique, embrumant son cerveau. Entendant qu’une grille avait cédé à l’hôpital, il a sauté sur l’occasion pour révéler la véracité de ses prédictions. Car quelques jours plus tôt, il avait parlé, à propos des manifestations annoncées par les gilets jaunes sur les réseaux sociaux, « d’appels qui invitent quasiment à détruire Paris ».
Même si le ministre croit en ce qu’il dit, la croyance n’est pas raison, et les faits ne sont pas avérés. L’étude des caméras de surveillance de l’hôpital vont montrer au contraire que les personnes qui ont forcé les grilles de l’hôpital y cherchaient un refuge pour échapper à un encerclement par les forces de l’ordre. Tous les jours, de nouvelles informations me parviennent sur la violence de la police.
Une parole politique devrait éviter l’immédiateté d’une réaction qui arrange sa propre vision des choses, qui conforte sa représentation du monde, et qui s’en sert pour l’imposer. Les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux déchaînent une concurrence permanente entre les personnalités publiques, qui considèrent l’indignation, la primeur dans l’indignation, comme un bon point gagné dans l’opinion. L’émotion est un accélérateur d’information, écrit Gérald Bronner dans Le Monde, et une information se divulgue plus vite en cas de peur ou de crainte. Un ministre reste un homme, mais il a une responsabilité particulière, et doit assujettir ses émotions à la rationalité, il a le devoir de ralentir la course de l’information et son interprétation. Ne le faisant pas, il sape encore un peu la confiance en sa parole. Nous ne croirons plus un seul de ses mots. Quelle honte à dire « Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé » ? À attendre des informations sûres ? Pourquoi cette honte ? J’aimerais entendre exprimer l’utilité de se renseigner ; entendre que la consultation, la recherche des faits, la prise d’avis autour de soi, prend du temps. Épiméthée triomphe encore. L’immédiateté de la parole, contre la raison et la réflexion.
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