Prémonition

Le Moyen Âge tenait Virgile pour un grand magicien. Après avoir ouvert son œuvre au hasard (ce que dut faciliter l’invention du fascicule de papier, et l’abandon du rouleau de papyrus), le vers qui tombait sous les yeux était source de prédiction. Le Château de l’Œuf, forteresse massive qui recouvre un monastère de la règle de saint Basile, qui remplaça lui-même une villa aristocratique de l’Antiquité, doit son nom à l’œuf que le poète suspendit dans ses souterrains, liant par un sortilège son destin à celui de Naples de la ville tout en entière. S’il venait à casser, Naples disparaîtrait. 

« Vous êtes libre d’y croire ou pas », comme nous dit la jeune guide des Catacombes à propos d’un autre prodige, le miracle de saint Janvier. Coagulé dans une ampoule, le sang de ce dernier, recueilli sur le lieu de son supplice, se liquéfie à date fixe. Mais il reste figé lorsqu’un grand malheur s’annonce pour l’année, l’éruption du Vésuve, l’épidémie de Covid. « Vous êtes libre d’y croire ou pas. Ce que j’essaie de vous faire sentir, c’est une certaine napolitude… »

Au-delà des croyances, de la magie et de la superstition, ces récits affichent une pensée pleine de sagesse, la conscience de la fragilité de toute chose. Un peuple dont l’histoire s’écrit sur une terre qui tremble, qui a vu arriver vainqueurs tant et tant d’envahisseurs, n’a pas la morgue déterministe des peuples au passé conquérant. Il reste l’espoir cependant que le sang se liquéfiera et que le fil de l’œuf tiendra. Peut-être Naples aimerait-elle céder à la fatalité mais ne s’y résoud pas.

Revenant au poète, j’aime imaginer qu’il s’agissait d’un œuf, bien sûr non fécondé, de la sirène Parthénopé (en grec : la Vierge). Mais l’horrible rapace à voix enchanteresse des contes de l’Odyssée s’est mué dans l’imagerie d’aujourd’hui en une charmante femme-poisson. J’ai vu sa tombe à San Giovanni Maggiore. Elle est morte de désespoir de n’avoir pu embrasser Ulysse. Se précipitant du haut d’un ciel sans pitié, elle s’est écrasée sur le rivage. Ses deux ailes ont donné sa forme à Naples, sa tête est la colline de Pizzofalcone, son bec, le promontoire du château de l’Œuf.

A San Giovanni Maggiore, près de l’Université fondée par Frédéric II, l’empereur sceptique, nous rencontrons Titi. Le cœur sur la main, elle nous fait visiter l’édifice dont prend soin son association. Un de ses compagnons vient parfois l’interrompre pour des questions d’organisation de la distribution de l’aide alimentaire qui vient d’être livrée. L’église a pris la place d’un temple d’Antinoüs dont le péristyle s’ouvrait jadis sur la mer. Le rivage s’est décalé depuis. Elle nous montre la pierre tombale de Parthénopé, et un sourire discret aux lèvres, elle ouvre dans un mur latéral à côté de l’autel la porte en bois d’un placard : un artiste contemporain, pour célébrer la résurrection de l’église après cinquante ans de pillages et d’incurie, a offert une œuvre en accord avec notre temps, une jolie « petite sirène ». Il n’y a bien que mon esprit cartésien pour s’étonner du changement d’espèce. Titi au contraire m’assure que la nymphe a connu différents états larvaires et aquatiques avant de déployer ses ailes. Voilà Naples : un curé qui accueille une déesse païenne dans son sanctuaire depuis peu rendu au culte, mais qui la cache, quand même, pour ne pas trop fâcher dieu et tous ses saints

Dans la nuit, une grosse goutte de sang se forme sur le pouce de M., à la naissance de l’ongle. Je lui fais un point de compression. Au réveil, M. me dit qu’elle s’est fait mal au pouce. Je regarde : elle a un hématome à cet endroit précis. Depuis que je suis rentrée en France, j’ai fabriqué une explication rationnelle à mon rêve, mais là-bas, j’ai accepté ce que seule Naples peut me faire accepter : je l’ai tenu pour prémonitoire.

Photos Anne-Marie Passaret

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