Toute l’eau de l’incendie, 4.
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Les promesses de don affluent. L’incendie a un jour. Les vidéos montrent l’homme au pouvoir chanter poing levé devant le brasier, crier « Nous rebâtirons Notre-Dame ». Le feu n’était pas éteint. Personne ne connaissait l’étendue des dégâts. Nous rebâtirons Notre-Dame, avant même qu’elle ne soit détruite. Prométhée ou Épiméthée ? Le goût de l’événement brille dans tous nos yeux, l’appétence pour la catastrophe. Il faut aller très vite. Un président champion de notre temps, de l’arrogance de notre temps, du manque d’humilité, de la précipitation, notre temps qui ne sait pas placer correctement une cathédrale sur l’échelle du temps. Le temps pour constater et le temps pour pleurer, le temps pour proposer, le temps pour réfléchir, le temps pour reconstruire.
Je reçois des messages, j’écris à mes proches, à l’amie avec qui j’ai fait mes études d’histoire. Ensemble nous avons appris la chronologie de Paris, l’étymologie du nom des rues, la succession des enceintes fortifiées, l’apparition de l’éclairage urbain. Elle est catholique. Je lui demande comment elle réagit, comment réagit son conjoint, comment réagit Paris. Elle parle de « sidération ». Elle me demande ce que ça me fait d’être loin. Je lui demande si elle a été voir Notre-Dame.
Ma mère, oui. Elle envoie une photo : « Au chevet de Notre-Dame ce matin à neuf heures. Une foule silencieuse de Parisiens et d’étrangers déambulait déjà sous un ciel très gris. Impressionnant. »
Que reste-t-il de Notre-Dame ?
Le calcaire de Paris est gris. Un gris blanc. L’absence de la flèche, le vide rendu visible, et qui tourne l’estomac. Sur la photo entre les deux tours, un triangle un peu plus rose, d’un rose orangé, intrigue et secoue douloureusement le cœur, une fois identifié, car je ne devrais pas le voir, ce triangle c’est l’intérieur, c’est pire que tout.
Au premier plan, sur les arbres en bord de quai, s’épanouit un rose pâle, fleuri, et du vert tendre et du vert foncé sur ceux d’à côté. D’autres encore n’ont que des bourgeons. Les arcs-boutants apparaissent au travers de leurs branches, et dans le bas de la photo, les hautes berges emmurées de la Seine et encore plus bas, un petit bout du fleuve, dont le gris tend au noir.
Que reste-t-il de Notre-Dame ? L’illusion d’une solidité, d’un pilier qui traverse les siècles, où l’on peut s’appuyer. Que reste-t-il de cette histoire qui a contribué à constituer mon identité ? Que reste-t-il du XIe siècle ? Combien de pierres ? Combien de microns de pigment ? Les blocs taillés ne sont plus les mêmes, remplacés au rythme de l’usure du calcaire lutétien. L’illusion d’une cathédrale qui a traversé les siècles, inchangée, est une illusion en partie vraie. J’ai entendu dire qu’au Japon, les temples étaient reconstruits à intervalle régulier, de façon à défier le temps, à rester identiques et neufs à tout jamais. L’entretien est presque un anagramme de l’éternité.
L’œuvre entière sera disponible progressivement sur la page « Toute l’eau de l’incendie« . Comme l’ensemble de ce site, elle est déposée et protégée par le droit d’auteur.
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