Table des matières
Prologue | 1. Loin | 2. Le feu | 3. Le lac noir | 4. Le temps | 5. Un ange passe | 6. Quand | 7. Urgence et hauteur | 8. Les mays mouillés | 9. L’argent | 10. Le lac noir | 11. Être loin | 12. Notre-Dame | 13. Le Plomb | 14. Reconstruire ? | 15. Dernier état connu | 16. L’argent | 17. Le beffroi | 18. Épiméthée et Prométhée
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Prologue
Paris reste ma ville. Au début, à chacun de mes retours j’allais constater le désastre, puis les palissades, puis l’avancée des travaux, puis j’ai arrêté de venir à chaque fois. J’ai laissé faire. Je ne voulais plus ni voir ni savoir. Au printemps dernier, une exposition à la crypte archéologique m’a ramenée sur l’île de la Cité. J’ai levé les yeux vers les tours de Notre-Dame, par réflexe, à peine, avant de descendre les marches de la crypte jusqu’au niveau du sol de Lutèce, plusieurs mètres au-dessous du parvis actuel. Attirée par la présentation qu’en avait faite à la radio Sylvie Robin, commissaire de l’exposition, je venais voir « Dans la Seine, objets trouvés de la préhistoire à nos jours ». J’ai fréquenté ce lieu à l’époque de mes études, je ne suis pas sûre d’y être revenue depuis, et l’amie avec qui j’avais rendez-vous ne le connaissait pas. Nous avons pourtant appris l’histoire dans les mêmes salles et les mêmes amphis.
Je savais comme tout le monde que la flèche était refaite, qu’elle commençait à se dégager de ses échafaudages. Cinq ans après l’incendie, je n’éprouvais ni hâte, ni émotion particulière à l’idée de pouvoir retourner dans la cathédrale d’ici la fin de l’année. Je dus même constater en moi une absence de curiosité, une curieuse absence, presque douloureuse car tout devrait me porter à me passionner pour ce chantier, des promenades de mon enfance à ma profession, de mes centres d’intérêt à mes amitiés. Un obstacle s’interposait entre moi et l’intérêt que la réparation de Notre-Dame aurait dû éveiller dans mon esprit ou dans mon cœur. Ce texte est né le 13 avril 2024 de cette interrogation, de la tentative de comprendre mon sentiment et d’en remonter à la source. Quelques mois plus tard, un nouvel événement me donnerait une clé.
J’étais en train de reprendre mes carnets écrits juste après l’incendie quand, le 9 juin au soir, le président de la République a dissous l’Assemblée nationale. Les électeurs n’avaient pas voté selon son souhait. Il en disposait comme d’un jouet que dans un caprice il cassait, alors que les chiffres des derniers bureaux de vote étaient à peine comptabilisés.
De même, le 15 avril 2019, le feu n’était pas maîtrisé que le chef de l’État criait déjà au chantier. Et que mon malaise commençait.
1. Loin
Être loin. Chacun a son image de Notre-Dame en flammes, la première photo, le souvenir de l’événement, ce qu’on faisait, précisément, au moment où l’on a appris. Comme pour l’attaque au Bataclan, les tours jumelles de New York, la chute du mur de Berlin.
Être loin. Ne plus vivre à Paris depuis des années. Trois heures de train suffisent à y revenir depuis les bords de la Méditerranée, trois heures depuis ma vie d’aujourd’hui, je suis loin sans être exilée, mais la distance n’est pas abolie par la fréquence des TGV.
Le soir du brasier j’étais en vacances, dans un petit port sur la côte varoise. Le vent faisait raguer les filins sur les mâts métalliques des voiliers de plaisance qui se balançaient le long du quai. Un autre vent soufflait sur le feu. Les ondes apportaient des messages. Une vidéo, premières images. Nous étions au restaurant.
Une voix dans ma tête demande si c’est criminel et l’enfant avec nous demande si c’est grave. Elle a dix ans. Elle grandit avec la peur d’un attentat, elle fait à l’école des exercices d’alerte intrusion, reste de longues minutes immobile sous son bureau, nous avons pour climat médiatique les échos du procès Mérah, le frère du tueur d’enfants devant une école juive à Toulouse, en 2012.
Elle demande si quelqu’un est mort. Elle ajoute : « Si personne n’est mort, ce n’est pas grave », mais elle voit nos têtes. Elle essaie de comprendre.
Deux mois plus tôt, lors de notre dernier passage à Paris, nous étions montés comme dans mon enfance aux tours de Notre-Dame, nous avions vu les apôtres verts, nous nous étions amusés de Viollet-le-Duc qui a donné ses traits à saint Thomas, celui qui voulait voir pour croire.
Si c’est grave ou pas. Nous faisons repasser sur notre petit écran la vidéo envoyée par un cousin, la flèche s’écroule encore, et sur tous les réseaux, le brasier empourpre le ciel de Paris, et la consternation se lit sur nos visages. J’essaie de mettre des mots sur cette gravité.
Pas moi.
Pas nous.
Pas devant nous.
Pas de notre vivant.
Nous savons que les choses humaines ne sont pas éternelles, mais Notre-Dame, nous devons mourir avant elle. Une charpente en bois de chêne, sèche depuis huit cents ans. Des pierres taillées par des mains depuis longtemps rigides, froides, retombées en poussière.
Tout à l’heure nous avons traversé la passerelle au bout du port, nous nous sommes promenés sur une petite île. J’ai ramassé un caillou, du schiste, et un autre qui brille. J’en ai déjà un qui lui ressemble, trouvé dans les Alpes, quand j’étais allée à la Vallée des Merveilles, dis-je à l’enfant, il y a très longtemps. J’imagine la montagne sourire à ces mots.
Une cathédrale, à notre échelle, c’est géologique, et nous étions là, profitant de notre repas, loin de savoir ce qui s’était passé déjà, la petite fumée, et puis le grand panache, et puis les grandes flammes, la foule impuissante le menton levé, et ce « oh » qui se lève à voir la flèche tomber.
Je pense à mes promenades le long du fleuve, à celles de mes personnages ; à l’Aurélien d’Aragon, aux femmes qui se succèdent dans sa garçonnière à la proue de l’autre île, qui s’accoudent au balcon, et toutes s’exclament « Que c’est beau ! » en découvrant la vue par la fenêtre, le chevet de Notre-Dame. Je pense aux tours carbonisées. Je ne les imagine pas, ne veux pas les imaginer.
Le ton de l’insouciance et du relâchement n’a pas quitté les tables voisines. L’émotion collective, immense sur les réseaux, n’est pas arrivée jusqu’à ce quai tranquille, jusqu’au camping où nous revenons à la nuit tombée. L’air est doux, les pins embaument dans l’air du printemps. Nous sommes loin.
2. Le feu
Le rouge monte dans le ciel de Paris, des volutes s’élèvent en nuages, une foule anxieuse pointe le menton, le regard, dans la même direction, la flèche de la cathédrale s’effondre, toute la foule pousse la même plainte à l’unisson. Dans cette foule un homme se balance d’un pied sur l’autre. Il porte des lunettes carrées et n’a d’autre bagage qu’une pochette contenant quelques partitions. Chef de chœur à la Maîtrise de Notre-Dame, chercheur en musicologie médiévale, il venait pour chanter. Il venait travailler. Le cordon de police, et plus loin les pompiers, le tiennent éloigné du bâtiment dont il connaît chaque écho, chaque angle, chaque sirène des ambulances de l’hôpital voisin. Sa cathédrale s’embrase. Son quotidien se mue en cendre des siècles. Il n’a pas tout de suite l’idée de filmer. Et puis nous recevons son appel sur what’s app, la première vidéo, la cathédrale en flammes.
Je ne veux pas imaginer Notre-Dame écroulée, je ne veux pas. Peut-être demain. Qui sait, un jour aussi, peut-être, la Tour Eiffel. Je pense à Paris souvent jusqu’à présent épargnée par les guerres. Est-ce que Paris sera toujours Paris et qu’est-ce qui est Paris ? Ça tourne dans ma tête allongée sous la tente et je ne m’apaise qu’en laissant aller mes pensées flotter sur le cours de la Seine. Avant de m’endormir, j’ai besoin d’envoyer un mot à ma mère.
Au petit matin, je suis boulevard Saint-Michel. Avant de reprendre mon train, je veux voir les dégâts à Notre-Dame. J’approche, je remarque des traces des suie, l’odeur prégnante des incendies imprègne tout mon rêve avant de disparaître. Devant Notre-Dame, le guichet pour le Musée de l’Armée est ouvert, il y a la queue. À côté, bien entendu, la cathédrale est fermée, mais par le petit hublot de la porte en bois je peux jeter un œil à l’intérieur. L’église est noircie mais pas écroulée. Elle n’est même pas trop abîmée. Je me réveille et je dis : « J’ai fait un rêve optimiste ».
Nous avons des nouvelles sur le portable, dans la voiture à la radio. Le feu est maîtrisé, les départs de feu dans les tours ont été pris à temps, la structure est debout, qui tient pour l’instant, qui tiendra si les joints résistent au séchage. L’organiste titulaire du grand orgue déclare que l’instrument est sauvé, d’après ce qu’il sait, mais plein d’eau. Des tuyaux pleins d’eau. Un pompier de Paris dit qu’on ne pense pas, lorsqu’on s’engage dans les pompiers de Paris, qu’on sauvera un jour Notre-Dame.
Les unes des journaux s’étalent sur notre passage. Plusieurs quotidiens titrent « Notre-Drame » comme s’il fallait toujours, en toute circonstance, faire des jeux de mots. Les journalistes répètent à l’unisson « le beffroi », comme s’ils connaissaient ce mot depuis toujours, sans expliquer quoi que ce soit. Le journalisme du direct, de la dépêche, de l’émotion, n’a pas le temps de chercher une définition. Je ne sais pas ce que c’est que ce « beffroi » dont la radio rabâche qu’il est sauvé, je conduis une voiture, je ne peux pas vérifier et je suis agacée. Y a-t-il une tour de Notre-Dame dont je n’arrive pas à me souvenir ? Une tour que ma mémoire n’aurait pas enregistrée, qu’elle ne sait pas où dessiner, une autre tour que la flèche noire qui pointait vers le ciel, celle qui s’est effondrée sur elle-même, crevant la voûte, et que les deux tours en façade, avec leur air rectangulaire, forme immuable de l’inachèvement. Je ne connais de beffrois que les clochers civils des Flandres ou d’Artois. Je me demande si c’est un terme technique pour désigner un clocher. Puis l’actualité passe, je glisse sur sa surface.
Le recteur dit que toutes les mesures de sécurité étaient prises. Je me demande aussi ce que c’est que ce recteur sorti de sous les voûtes sans que personne vienne nous le présenter. Il dit qu’on ne peut pas éviter un court-circuit, il est fébrile mais il le dit, comme si la loi n’avait pas obligé même les particuliers à installer chez eux un détecteur de fumée.
Il se précise dans la journée que l’incendie est accidentel, lié aux travaux de rénovation. Ce qui se dit au lendemain de l’incendie ne résistera pas toujours à l’enquête, mais je l’entends répéter toute la journée. L’échafaudage autour de la flèche est accusé. On veut réparer les dommages du temps sur une cathédrale que des hommes bâtissent depuis huit cents ans, et l’on s’y prend si mal qu’on y met le feu. On dirait une fable du Moyen Âge. Une fable de tous les temps.
3. Le lac noir
Des gerbes comme des fontaines jaillissent des orgues remplies d’eau. Un pompier encordé escalade les tuyaux chromés qui s’étagent par degrés, en hauteur et en diamètre. Un de ses collègues, déjà au sommet, tente de boucher l’orifice supérieur avec un objet qui n’a rien d’un maillet de xylophone. Je suis trop loin, en bas. Le bruit que répercutent les voûtes, les hautes voûtes de pierre, dans une nuit de brume, d’encre violette, de suie, le bruit est un mélange d’éboulement et de cascade, de marteaux piqueurs et de cris, d’ordres donnés en monosyllabes, sur la gamme de la majeur, les onomatopées ricochent sur les anches, les lamentations ruissellent sur les colonnettes des piliers qui rapetissent pas degrés, formant perpendiculairement à l’orgue une allée qui mène à un grand trou béant dans le sol de la nef. Je me retourne vers l’orgue, le pompier en joue maintenant, obstruant et libérant en cadence le haut des tuyaux, dont la bouche en biseau crache des vibratos, derrière un pilier ricane l’organiste jaloux, c’est la fontaine des jardins d’Este à Tivoli ai-je le temps de penser avant qu’un flot cylindrique se répande dans l’édifice, fonçant, grondant, prêt à m’emporter dans le trou béant, vais-je pouvoir me retenir aux branches de pierre ?
4. Le temps
Les promesses de don affluent. L’incendie a un jour. Les vidéos montrent l’homme au pouvoir chanter poing levé devant le brasier, crier « Nous rebâtirons Notre-Dame ». Le feu n’était pas éteint. Personne ne connaissait l’étendue des dégâts. Nous rebâtirons Notre-Dame, avant même qu’elle ne soit détruite. Prométhée ou Épiméthée ? Le goût de l’événement brille dans tous nos yeux, l’appétence pour la catastrophe. Il faut aller très vite. Un président champion de notre temps, de l’arrogance de notre temps, du manque d’humilité, de la précipitation, notre temps qui ne sait pas placer correctement une cathédrale sur l’échelle du temps. Le temps pour constater et le temps pour pleurer, le temps pour proposer, le temps pour réfléchir, le temps pour reconstruire.
Je reçois des messages, j’écris à mes proches, à l’amie avec qui j’ai fait mes études d’histoire. Ensemble nous avons appris la chronologie de Paris, l’étymologie du nom des rues, la succession des enceintes fortifiées, l’apparition de l’éclairage urbain. Elle est catholique. Je lui demande comment elle réagit, comment réagit son conjoint, comment réagit Paris. Elle parle de « sidération ». Elle me demande ce que ça me fait d’être loin. Je lui demande si elle a été voir Notre-Dame.
Ma mère, oui. Elle envoie une photo : « Au chevet de Notre-Dame ce matin à neuf heures. Une foule silencieuse de Parisiens et d’étrangers déambulait déjà sous un ciel très gris. Impressionnant. »
Que reste-t-il de Notre-Dame ?
Le calcaire de Paris est gris. Un gris blanc. L’absence de la flèche, le vide rendu visible, et qui tourne l’estomac. Sur la photo entre les deux tours, un triangle un peu plus rose, d’un rose orangé, intrigue et secoue douloureusement le cœur, une fois identifié, car je ne devrais pas le voir, ce triangle c’est l’intérieur, c’est pire que tout.
Au premier plan, sur les arbres en bord de quai, s’épanouit un rose pâle, fleuri, et du vert tendre et du vert foncé sur ceux d’à côté. D’autres encore n’ont que des bourgeons. Les arcs-boutants apparaissent au travers de leurs branches, et dans le bas de la photo, les hautes berges emmurées de la Seine et encore plus bas, un petit bout du fleuve, dont le gris tend au noir.
Que reste-t-il de Notre-Dame ? L’illusion d’une solidité, d’un pilier qui traverse les siècles, où l’on peut s’appuyer. Que reste-t-il de cette histoire qui a contribué à constituer mon identité ? Que reste-t-il du XIe siècle ? Combien de pierres ? Combien de microns de pigment ? Les blocs taillés ne sont plus les mêmes, remplacés au rythme de l’usure du calcaire lutétien. L’illusion d’une cathédrale qui a traversé les siècles, inchangée, est une illusion en partie vraie. J’ai entendu dire qu’au Japon, les temples étaient reconstruits à intervalle régulier, de façon à défier le temps, à rester identiques et neufs à tout jamais. L’entretien est presque un anagramme de l’éternité.
5. Un ange passe
L’ange est vêtu de lisse, ses ailes sans plumes, sa robe sans pli, son visage sans ride. Le ciel est lumière nuit, spectral. La voûte est crevée, la pierre énervée, le calcaire du sable. Les reliefs sortent de l’ombre, une aile de bronze me frôle en plein vol. Dans la masse de l’air, le volume se dilate, la nuit pèse sur mes épaules, les nervures sont électrisées, les étoiles sont au bord du vide, et les nuages vrais, que le vent balaie. Des anges verts comme des sauterelles voltigent comme des fusées, effleurent les remplages noircis de la rosace, le monde est de pierre éclairé de bleu. S’allonger sur le dos au milieu de la nef. Je porte une chemise de bronze. Flotter.
6. Quand
Ils préparent une belle fête, et je détourne le regard. Il y a cinq ans une enfant me demandait : « Est-ce que tu voudras retourner dans Notre-Dame quand elle sera reconstruite ? » et sincèrement je ne savais pas. Aujourd’hui je dis non. Je n’ai que faire d’entrer dans ce monument à la fébrilité.
Cinq ans ce n’est pas beaucoup. C’est cent-soixante-douze fois moins que l’âge de la première pierre de Notre-Dame, c’est moins que ça, si les maçons ont remployé des pierres des édifices plus anciens, c’est moins que rien, à l’échelle des dizaines de millions d’âge du calcaire qui les compose.
Quand le temps aura passé, long, un temps qui s’accorde à ma relation avec elle, alors j’irai la revoir.
7. Urgence et hauteur
L’incendie a un jour. J’échange des nouvelles avec une autre amie dont le sujet de thèse, il y quelques années, portait sur les Mays de Notre-Dame. Elle m’en avait confié la relecture. Les Mays sont les tableaux que la confrérie des orfèvres parisiens, entre 1630 et 1707, offrit tous les ans à la Vierge Marie, au mois de mai, et qui furent peints par les jeunes artistes prometteurs de leur temps, des Vouet, des Le Sueur, des Coypel. Dispersés à travers la France, il en reste treize dans la cathédrale. Nous les craignons détruits, les imaginons abîmés peut-être, brûlés, noyés. Finalement ils étaient saufs. Ils ont été nettoyés et ont repris bonne place désormais, dans la cathédrale restaurée.
L’incompréhension accompagne la sidération quand j’apprends que l’homme au pouvoir a parlé, aussitôt, de reconstruire Notre-Dame en cinq ans. Je ne comprends pas le besoin de donner une date, de fixer un délai, surtout si bref. Il ne me semble pas utile de faire le fort à bras. Je me demande pourquoi il faudrait accorder tant d’importance à l’urgence. Pour un bâtiment qui a traversé, dont on voudrait qu’il traverse encore les siècles, je trouve de l’arrogance, encore, à vouloir le réparer en quelques années. Mais construire une cathédrale, n’est-ce pas en soi arrogant ?
Si l’offrande à Dieu est le moteur affiché des bâtisseurs de cathédrales, ce n’est peut-être pas leur motivation première. Ils voulaient construire des tours. Comme les maçons de Babel, ils voulaient monter vers le ciel, mais à la différence de ceux-là, ils ne s’entendaient pas, la confusion les langues remplissait depuis longtemps la terre, l’esprit de clocher flottait jusque sur les eaux. Ils voulaient aller plus haut, toujours, plus haut de les voisins. La hauteur sous voûtes de la cathédrale de Noyon est de 23 mètres, celle de Paris de 33, à Chartres on compte 37 mètres, 38 à Reims, 42 à Amiens, 43 à Cologne, et à plus de 48 mètres, le chœur de Beauvais s’effondre. Les gratte-ciel de New York me font le même effet. Même la destruction des tours du World Trade Center percutées par deux avions détournés, n’a freiné qu’un temps l’appétit des records. Le Chrysler Building culmine à 219 m, l’Empire State à 381, One Vanderbilt mesure 427 m de hauteur, Central Park Tower 472, et la tour du One World Trade Center est de nouveau l’immeuble le plus haut de la ville, sur le site des anciennes Twin Towers. Oui, on se souviendra de l’endroit où l’on était, de ce que l’on faisait quand on a appris l’effondrement en cours de Notre-Dame. Car même si à la fin elle ne s’effondre pas, c’est ce qu’on craignait, c’est que ce qu’on croyait, aux heures du brasier.
8. Les mays mouillés
C’était dans un château peut-être, des salles comme d’un musée, avec de grandes toiles sombres, et bleues, et rouges, accrochées aux murs, des toiles comme classiques, et elles s’écaillaient, elles s’écroûtaient, présentaient au regard leur peinture fendue. Les toiles étaient crevées, éclatées, c’étaient les mays mouillés par l’eau de l’incendie, le rêve l’énonçait, toute l’eau de l’incendie.
9. L’Argent
L’incendie a deux jours. Les promesses de don continuent d’affluer, les grandes fortunes ont de l’argent pour les symboles, les petits épargnants veulent participer. Suffisamment d’argent sera trouvé. « Je n’en doute pas », me dit un proche, mais il se scandalise que l’État n’ait pas les moyens d’entretenir ses bâtiments. La séparation de l’Église et de l’État a confié aux communes l’entretien matériel des églises, sauf celui des cathédrales, qui incombe à l’État. Paris est un cas à part, car la ville n’avait pas de maire au moment de la promulgation de la loi, elle était gérée directement par le préfet, et Notre-Dame est donc administrée à moitié par Paris, à moitié par la France.
Scandale, entends-je aussi autour de moi, que l’on veuille mettre autant d’argent pour un bâtiment, alors qu’il y a tant de misère.
Scandale, dit-on encore, et encore, et encore.
Les jours qui suivent l’incendie, la guerre continue au Yémen, des villages sont détruits et personne n’en parle, à part quelques articles tout au fond des journaux, les villages sont détruits avec des armes françaises, et les dockers du Havre et ceux de Marseille refusent de charger des armes pour l’Arabie. Tant que la guerre est loin, on l’imagine peu.
10. Le lac noir
Plusieurs fois, les jours suivant l’incendie, je suis entrée dans la cathédrale. Ce n’était pas seulement un songe. C’était, derrière les portes de bois historiées, un grand lac noir où se reflétaient des yeux. Seuls se reflétaient les yeux jaunes et mobiles des figures grimaçantes des chapiteaux, leurs traits ne pénétraient pas le miroir de l’eau. Les figures étaient accrochées à la pierre par des serres crochues, par des membres difformes, par des pieds de cochon noués autour de tronc très tordus et de gibets ricanants. Une lumière opalescente faisait flotter les visages de pierre dans la nuit et dans l’ombre. Tout le reste était noir. Noir l’air poudreux comme de la suie, sous les voûtes qui retenaient prisonnière leur plainte continue, se la renvoyaient l’une à l’autre, réverbérée, leur plainte. Noir le ciel qui s’enfonçait dans un vortex spatial, un trou dévoreur de photons, que rendait seulement perceptible la frange du toit de la voûte effondrée.
Seuls les yeux se reflétaient, s’ouvraient et se fermaient, des amandes dorées apparaissaient sur l’onde au gré de leur clignement, selon un rythme aléatoire que n’imprimait aucun clapotis, car la surface du lac était tendue et noire.
De la surface du lac émergeaient des roseaux, des colonnes cylindriques douces comme de la craie, des lotus de granit à la tige rugueuse qui s’ouvraient en éventail, au ras de l’eau s’ouvraient de vrais nénuphars, d’un blanc rosacé, sur leur feuille étalée comme une tache d’huile contenue dans une membrane plasmique, sombre comme le lac. Une barque passait sans un bruit, rien ne bougeait autour sauf la gaffe dont la moitié émergeait en diagonale et insufflait son mouvement sans que la moindre ride ne vînt froisser la surface de l’eau, le lac noir, et personne ne tenait la gaffe, un ample manteau à capuche, peut-être, comme celui d’un fantasme, ondulait dans l’ombre.
Et, se prolongeant, le lac passait entre deux piliers, devenait fange et boue, devenait marécage, devenait marigot, avec des grenouilles de toutes les couleurs, des théories d’insectes dont le cliquetis d’ailes au ras de l’eau kaki évoquait le battement de pales de bois, de métal, de ventilateurs détraqués, de drones dressés pour l’attaque. Les crapauds coassaient. Du terrain fangeux émergeaient des lianes, des palétuviers, des espèces jamais nommées, qui tressaient leurs racines aériennes, plus serrées qu’un panier d’osier. Et, se prolongeant à travers ce treillis, même s’il peinait à passer, c’était maintenant un grand fleuve, charriant péniches, barges, convois de grumes sur lesquelles, jambes très écartées, se tenaient les flotteurs de bois, qui repoussaient la berge à coup de grandes gaffes, en chantant la chanson du prince assassiné au pont du confluent. Leur chant était ponctué par la corne des mariniers et par la sirène des vedettes de la police qui louvoyaient à la vitesse du goujon entre le usagers du fleuve, leur gyrophare tournoyait. Le long des rives les pêcheurs, les joggeurs, les pousseuses de landaus, savaient que deux fois par jour le fleuve inverserait son cours, ils passaient sans le regarder, allaient d’un côté et de l’autre, insensibles à son va-et-vient, et les crieuses de poissons, les forts des halles, les gens de la grève, les tonneliers, les sapeurs pompiers, se tenaient prêts, deux fois pas jour, au renversement du cours, ils allaient, venaient, criaient, vendaient, chantaient, se tuaient la tête, ils trafiquaient, volaient, juraient, ils imitaient, contrefaisaient, ils se déclaraient leur amour, ils niaient, reniaient, se débarrassaient, et la vie suivait son cours. Le fleuve jamais ne connaîtrait la mer.
11. Être loin
Ce que ça fait que d’être loin ? Mon amie parisienne compte aller ce soir à Notre-Dame. L’incendie a deux jours. Moi, de retour à Marseille, j’écris longuement dans un cahier rouge. Je reste chamboulée. Je me sens bizarre d’être loin.
Ce que ça fait ? Cela fait que mes amis d’ici, et les commerçants, et les gens que je croise dans la rue, n’en parlent pas, n’y pensent pas, comme moi, à chaque instant. Car Notre-Dame, ce n’est pas n’importe quelle église. C’est le clocher de mon village. C’est la station de métro presque la plus profonde, avec ses escaliers, tous ces escaliers à monter sur mes petites jambes, et les tours qui surgissent, masses dont les parallèles et les angles droits sont corrigés par le foisonnement des voussures et les statues des rois, par le dessin de la rosace, par la légèreté des colonnettes graciles qui s’entrecroisent au-dessus, par l’élégance, enfin, des cages des cloches, de leurs hautes fenêtres lancéolées, soulignées par des bandes de pointillés de pierre. Je ne sais pas si je connaissais déjà la forme de la ville en bordure de laquelle j’habitais, avec la courbe de la Seine qui lui fait une bouche triste. Les savoirs de l’enfance ne se reçoivent pas tous à l’école, et nous savons des choses sans pouvoir dire où nous les avons apprises. Les bateaux-mouches étaient la récompense des leçons bien récitées. L’accumulation des bons points culminait dans un petit morceau de papier bleu canard qui donnait droit à une promenade sur l’eau. Le bateau glissait sur les vaguelettes glauques, couleur des toits de zinc, couleur des nuages bas, couleur de Notre-Dame, couleur des pigeons, couleur des glissières de sécurité des voies sur berge, avec un peu de vert et de marron en plus, la Seine n’a jamais été bleue. Je savourais les hoquets du bateau quand il s’éloignait du quai, qu’il changeait de régime pour passer sous un pont, j’apprenais pour aussitôt l’oublier que le pont de la Concorde s’était d’abord appelé le pont de la Révolution, dans le haut-parleur crachotant la voix du guide à modulations de fréquence saluait au square du Vert-Galant Henri IV et son cheval, que malgré les apparences de bronze de la statue, je tenais pour blanc, la voûte des ponts, comme un secret d’enfance, giron inquiétant, ombre noire où se déposait une odeur de pétrole humide, où les silhouettes effilochées des clochards se ratatinaient, cherchant un sursis à la pluie, à même le pavé, lançant des cris d’ivrognes que répercutaient les arches de pierre. Et soudain la tour Eiffel. Haute, hautaine, inutilement compliquée dans le dessin de ses croisillons. Un autre jour, c’était une promesse dans la voix maternelle, nous monterions tout là-haut. Du bateau je suivais l’ascenseur glissant contre la jambe de fer, il était jaune ou rouge, mais un rouge d’antan, comme les wagons de la très vieille rame qui circulait encore sur la ligne qui passe sous les pieds de Notre-Dame, et c’était une chance lorsqu’on y avait droit, avec ses sièges en lattes de bois vernis, durs et arrondis, bien plus inconfortables que les habituelles banquettes en skaï, mais qui avaient le pouvoir de faire voyager dans le temps. Rentrés à la maison, je devais me laver les mains et jeter le ticket de métro. Il était jaune. Ce que ça fait que d’être loin ? Des amis marseillais sont montés aux tours de Notre-Dame l’après-midi du lundi, ils ont été parmi les derniers à voir l’édifice avant qu’il ne brûle. Ils en sont un peu fiers. Un autre ami les plaisante : « Alors, c’est vous qui avez mis le feu à la cathédrale ? » C’est tout. Une amie de Toulouse, au téléphone, n’en parle pas. Je finis par n’y plus tenir, j’y fais allusion. Elle est choquée de tout cet argent qu’on veut employer pour le bâtiment alors qu’on laisse des gens mourir. Le lendemain, nous voyons d’autres amis qui n’en parlent pas plus. Au cours du dîner, ils tendent l’oreille lorsque mon mari évoque sa conversation téléphonique avec son cousin qui travaille à la maîtrise de Notre-Dame, et qui allait à une répétition lorsqu’il s’est trouvé devant la cathédrale en feu, et que je retransmets moi-même l’information reçue de mon amie historienne de l’art, que les mays sont saufs. Ils lèvent un peu la tête, mais ils ne relèvent pas. Nous passons à autre chose.
12. Notre-Dame
Ce n’était pas un rêve. Des flammes sont montées dans le ciel de la ville. En rêver toutes les nuits, ne penser qu’à ça. Ce n’était pas un rêve, la toiture a fondu, la flèche s’est écroulée. Et dans les rêves, la cathédrale flanche. Le matin avec douleur, aller aux nouvelles, la croire effondrée, les voûtes à ciel ouvert. Ce n’était pas un rêve, la pierre a éclaté, la charpente a brûlé. Les rêves au réveil semblent optimistes. Ce n’est pas un rêve, la cathédrale sans toit, la voûte transpercée, est toujours là, debout. Il s’invente en pensée, en dessins, d’autres usages, en projets 3D. Une piscine sur le toit. Une serre avec des ogives de verre. Elle sera reconstruite dans son dernier état connu. Autre chose, rêver, autre chose et pourtant, comme on l’aimait, vieille et séculaire. Je me réveille plusieurs fois dans la nuit, et le matin ma première pensée va à la toiture détruite de Notre-Dame. Pour éviter les répétitions, quelquefois j’ai envie d’écrire l’édifice, le bâtiment, le monument, mais ma main s’y refuse, comme si ces mots ne pouvaient pas, ne suffisaient pas à la décrire, comme si c’était la rabaisser, ne pas la nommer, presque lui faire injure. Et je sens dans cela toute l’intimité qui me lie à Notre-Dame, elle qui n’est pas seulement pour moi une cathédrale, mais « la » cathédrale, c’est Notre-Dame, il y a d’autres Notre-Dame mais elle c’est Notre-Dame tout court, c’est son nom propre, même pas Notre-Dame-de-Paris (qui désigne le roman de Victor Hugo), Notre-Dame tout court parce que je suis de Paris et c’est ma cathédrale.
13. Le plomb
La toiture détruite. J’ai vécu à Reims, un temps. J’étais guide-conférencière. Je ne sais combien de fois j’ai fait visiter la cathédrale de Reims, j’ai appris à connaître intimement ce monument, que je n’ai jamais appelé Notre-Dame, qui ne sera jamais pour moi Notre-Dame, bien que ce soit aussi son nom. Elle fut délibérément bombardée pendant toute la première guerre mondiale, depuis la ligne de front qui passait à proximité. Le 19 septembre 1914, un feu prit sur l’échafaudage qui montait le long de la tour nord. Toute la toiture, toute la charpente furent détruites, et la pierre éclata, ravageant les visages de l’Ange au sourire et des autres statues. J’ai souvent imaginé le plomb en fusion dégobillant par les gargouilles, mais je l’imaginais mal, je l’imaginais noir, comme du mazout liquide, avec des reflets gris. J’en ai parlé à ma mère et à ma fille, deux mois avant l’incendie, lorsque nous sommes montées sur les tours de Notre-Dame, et la première nuit, celle de l’incendie, cette image de cauchemar est revenue. Les photos et les vidéos montraient du jaune et du rouge dans la nuit, je n’y voyais que bois brûlant, mais bien sûr le plomb devient jaune en fondant, et si je les scrute aujourd’hui, je distingue le lingot brillant de la toiture en feu, cependant que les gargouilles de mon imagination vomissent toujours un liquide noir et visqueux.
14. Reconstruire ?
Reconstruire ? Ne pas reconstruire ?
Sur le moment, la question ne s’est pas posée en moi : j’étais triste. Il a fallu laisser passer plus d’une semaine avant que mon émotion retombe après être montée, non pas le soir devant le brasier – c’était sidération – mais le lendemain, d’heure en heure, de nouvelle en nouvelle. Une semaine pour la sentir lentement s’apaiser, trois ou quatre jours encore pour que je n’y pense plus à chaque instant comme au début, mais quand j’y pensais, j’étais à nouveau saisie d’incrédulité et mon cœur se serrait.
Je ne me souviens plus quand je l’ai vue pour la première fois. Je me souviens seulement qu’elle a toujours été là et je suis bouleversée. Certains veulent la reconstruire, d’autres pas. La sidération est passée et je suis de l’avis des premiers. Mais pas n’importe comment. Mais pas maintenant.
L’incendie a trois jours. J’ouvre facebook dont je m’étais gardée, je poste quelques lignes pour dire mon émotion. Je fais défiler cinq, dix publications, rien sur Notre-Dame ou si peu. Trois jours ont passé, en ne cultivant que l’immédiateté. Je finis par trouver quelques commentaires, j’en recopie un dans mon cahier rouge : « Victor Hugo remercie tous les généreux donateurs prêts à sauver Notre-Dame de Paris et leur propose de faire la même chose avec Les Misérables. »
Philippe Bélaval, président du Centre des Monuments nationaux, s’exprime sur France Culture. À Guillaume Erner qui lui demande s’il pense possible, voire souhaitable, de reconstruire Notre-Dame en cinq ans, il répond qu’il fallait une réponse volontariste. Le fallait-il ? Pourquoi le fallait-il ? Personne ne lui pose la question. La parole du pouvoir occupe le devant de la scène. Et quand bien même il le fallait, la réponse volontariste devait-elle imposer sa volonté au temps ? Le pouvoir a dit « nous », mais le pouvoir est profession de mensonge. Dans ce nous j’ai entendu je. Le nous aurait dit : « Nous rebâtirons Notre-Dame. Il nous faudra cinq, il nous faudra dix, il nous faudra cinquante ans, mais nous la rebâtirons », le nous aurait été la voix d’une collectivité, présente et future, unie dans l’effort, de toute une collectivité, et non pas celui d’un gouvernant le temps d’un quinquennat. Le plan quinquennal qui nous est proposé, je le sens, n’est pas une parole politique, mais de la propagande. J’espère qu’il y aura suffisamment de gens pour ne pas lui faire tenir cette promesse, si c’est au détriment de Notre-Dame.
J’entends aussi parler de vidéos qui montrent un homme sur le pignon nord, il y en a qui disent que c’est une djellabah, un attentat islamiste, le journaliste dit non c’est un casque argenté, il a un gilet jaune et une combinaison blanche, peut-être d’Enedis. Il paraît que circulent sur les réseaux sociaux des photos, des vidéos, qui prétendent qu’il est temps de dire la vérité aux Français, que c’est un attentat. C’est pour éviter ce vomi de mots que j’avais eu le réflexe de me tenir éloignée de facebook. Je crois que beaucoup de gens préfèreraient que ce soit un attentat. C’est-à-dire que si c’était un attentat, ce serait plus simple pour les gens. Il y aurait un méchant et « nous », qui serions les gentils, et nous n’aurions pas à nous poser la question de notre fonctionnement collectif. Si c’est un accident, cela pose des questions. Au contraire, si un coupable est désigné, il n’est pas nécessaire de réfléchir.
À propos de gilets jaunes, je me demande à quel point le « drame » arrange les affaires du gouvernement. Il arrive à point pour faire diversion à la contestation. D’ailleurs, « le pays n’a pas la tête au grand débat », car « nous » vivons un « moment d’union nationale ».
Mais nos gouvernants ont la tête ainsi faite que sans aucune retenue, ils annoncent à la presse le lancement d’un concours international d’architecture pour reconstruire la flèche. Est-ce le moment, quand les cendres de celle qui vient de brûler ne sont pas encore refroidies ? Ils ont sans doute leurs raisons de ne pas laisser de temps au deuil. Ce ne sont pas de bonnes raisons. Ils ont assurément intérêt à occuper la parole publique et les esprits. Quitte à faire fi de l’expertise. Ce n’est pas l’intérêt commun. Pour les gens de pouvoir, le temps ne s’écoule pas, c’est un instrument comme un autre qu’ils tâchent d’utiliser, de maîtriser, de dominer.
Reconstruire ? Ne pas reconstruire ?
Laissez-moi ! J’ai le droit d’être triste. Laissez-moi fermer mon ordinateur, éteindre la radio, ne pas surfer sur les réseaux. J’ai le droit de ne rien faire, de ne pas écouter les vociférations obscènes de certitudes des uns, les contre-certitudes des autres. Le moment de penser viendra – aurait dû venir – le moment de débattre, et nous aurions plus que jamais eu la tête à ça.
Je me trompais. Ce droit, on m’en privait. Le magazine d’architecture en ligne Deezen ne s’étonnait pas que les politiques français parlent déjà d’un concours d’architecte. Il restait très factuel. La parole du pouvoir continuait d’occuper le devant de la scène, qu’on l’approuve ou qu’on la questionne. Ceux qui clamaient haut et fort ne pas vouloir reconstruire Notre-Dame, que faisaient-ils, sinon un contrechant au discours du président de la République ? Un contrechant qui soulignait la mélodie lénifiante de la propagande, accompagnant son discours.
15. Dernier état connu
Quand tu auras traversé la plaine à la boue grasse, où le sol porte, traces de trafics anciens, de grands quadrilatères de terre retournée, des bandes de bitume écroûté, où le ciel traîne, où les lapins sont décapités, étrange rite des gens d’ici car jamais tu n’auras goûté leur viande dans les masures de métal où l’on t’aura donné refuge, tandis que les têtes avec leurs oreilles sont partout suspendues à l’entrée des baraques fabriquées de la tôle de hangars depuis longtemps délaissés, pauvres huttes retranchées derrière des broussailles et des lianes où rarement fleurit une fleur d’hibiscus, quand tu auras échappé à la forêt et aux brigands de la ville ronde, celle qui s’est établie dans les ruines d’un temple dont certains vieux prétendent que la forme imite celle d’un vaisseau jadis atterri là d’entre les galaxies, malgré l’avis des érudits qui affirment avec peu de doutes que s’y pratiquait un culte collectif à la force physique et à la course à pied, quand tu auras vu les carrés de légumes cultivés en alignement sur les parcelles décontaminées qui bordent la grand’route, que tu auras levé les yeux vers le mur de décombres qui ferme l’horizon, d’où dépasse, immense, le cylindre éventré d’une cheminée ronde, et des croisillons de pylônes, et des bardes de fer, et des blocs de béton, et des câbles d’acier, quand tu auras passé les zones inhabitables de la Chapelle et de Saint-Martin et que tu t’approcheras du fleuve, que tu croiras entendre son chant, fébrile de joie à l’idée d’y tremper tes pieds fatigués et, si le test que tu as en poche l’autorise, de goûter à son eau, tu devras encore jouer de la machette à travers ronces et fourrés, pour aboutir à la déception d’une grève marécageuse d’où tu ne vois rien, sur la petite île, qu’un amas de pierres presque englouti par l’exubérance de la végétation. Toute autre est la vision que découvre le voyageur lorsqu’il se dirige du midi vers le septentrion. Il progresse par un sous-bois rythmé de vestiges aux noms évocateurs, le Lion boudeur, l’Horloge causette, la Terre qui tourne, le Chaud Julien. La dernière colline descend en pente douce vers la Seine. Alors s’avance vers lui, majestueuse solitude de pierre dans du vert foisonnant de plantes épiphytes, la vision d’un haut mur percé de signes, une dentelle minérale qui s’achève par la pointe émoussée d’un triangle ébréché. La tradition veut que le sens premier de cette rosace soit une célébration à l’oxygène et à l’hydrogène qui, chacun le sait, sont les composants de l’eau. Pourtant, les jours de solstice, de petits attroupements, sur la rive herbue, après le sacrifice des vipères, cherchent à repérer comment la lumière du soleil donne forme à leurs théories, à travers les évidements.
16. L’argent
Qu’est-ce que nos gouvernants savent d’Esmeralda ?
Aussitôt après l’incendie, Notre-Dame de Paris était numéro un des ventes.
Quel marchand de papier en a donné l’idée ?
Quel site de vente en ligne ?
Combien d’acheteurs se sont fait lecteurs ? Qui est allé au bout de la lecture, de la relecture de ce grand roman ? J’habitais à Reims quand je l’ai ouvert pour la première fois et Reims tient une place importante dans l’histoire, quoique sur peu de pages.
Me souvenant peu de l’œuvre, j’extraie de mes étagères l’édition de poche qui s’y empoussiérait. Il en tombe une carte postale que j’ai glissée là, sans doute, à cause du dessin. Le chevet de la cathédrale y est figuré en style naïf, depuis un pont qui se serait intercalé entre le pont de la Tournelle et l’île de la Cité, dont la pointe est plus arrondie que dans la réalité. Sur le pont, devant le parapet à colonnettes, passent des personnages en habits 1900, un charriot portant des tonneaux, et un camion vieillot. Les tours se reflètent dans l’onde, et la cage des cloches, et le ciel clair aux petits nuages, et les ramures d’automne, reflet troublé par un vapeur à fumée noire, un rameur gaffeur debout sur sa barque, quelques péniches amarrées. Vision idyllique d’une ville qui n’existe pas. L’expéditeur s’est glissé parmi les flâneurs, collant sur le pont sa silhouette, avec sa femme, découpée dans une photo. Ils me sourient. C’était mon professeur et c’est mon ami. Au collège, il m’a mis le stylo à la main, il m’a appris mes premiers mots de latin, je lui dois Dumas et Maupassant, Robert Mitchum et Charlotte Brontë, le goût du récit, l’amour de la langue.
Sans doute c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les dégradations, les mutilation sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe Auguste qui en avait posé la dernière.
Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stupide.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre troisième, chapitre un
Combien de donateurs ont parcouru ces pages ?
Personne n’avait encore remarqué, dans la galerie des statues des rois, sculptés immédiatement au-dessus des ogives du portail, un spectateur étrange qui avait tout examiné jusqu’alors avec une telle impassibilité, avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eût pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquels se dégorgent depuis six cents ans les longues gouttières de la cathédrale. Ce spectateur n’avait rien perdu de ce qui s’était passé depuis midi devant le portail de Notre-Dame. Et dès les premiers instants, sans que personne songeât à l’observer, il avait fortement attaché à l’une des colonnettes de la galerie une grosse corde à nœuds, dont le bout allait traîner en bas sur le perron. Cela fait, il s’était mis à regarder tranquillement, et à siffler de temps en temps quand un merle passait devant lui. Tout à coup, au moment où les valets du maître des œuvres se disposaient à exécuter l’ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la façade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d’une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d’un chat tombé d’un toit, les terrasser sous deux poings énormes, enlever l’égyptienne d’une main, comme un enfant sa poupée, et d’un seul élan rebondir jusque dans l’église, en élevant le jeune fille au-dessus de sa tête, et en criant d’une voix formidable : Asile !
Cela se fit avec une telle rapidité que si c’eût été la nuit, on eût pu tout voir à la lumière d’un seul éclair.
– Asile ! asile ! répéta la foule, et dix mille battements de mains firent étinceler de joie et de fierté l’œil unique de Quasimodo.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre huitième, chapitre six
Combien de volumes ont été livrés au pilon ?
Vendredi. L’incendie avais quatre jours. Un site de paiement en ligne me proposait de participer à la collecte de la Fondation de France. L’argent s’invitait sur le devant de la scène et j’étais toujours loin. Je me sentais un peu moins dévastée, mais si le trauma commençait à passer, parfois l’émotion remontait, brève mais intense, déversant une soudaine sensation de manque, de vide, de perte. Plus tard, sans prévenir, les larmes montaient aux yeux. Quand une collègue m’écrivit que le catalogue d’une exposition que nous préparions dans les musées de Marseille était arrivé au centre de documentation, je lui répondis à côté, ne parlant que de Notre-Dame.
Je poursuis ma lecture. Le moyen âge de Victor Hugo n’est pas celui des historiens contemporains, et je m’agace un peu des mœurs qu’il prête au quinzième siècle, de la justice expéditive des magistrats de son roman, de l’innocence niaise de son héroïne. Je poursuis ma lecture, emportée par la puissance du souffle, par l’ardeur de la phrase.
Toute ville au moyen âge avait ses lieux d’asile. Ces lieux d’asile, au milieu du déluge de lois pénales et de juridictions barbares qui inondaient la cité, étaient des espèces d’îles qui s’élevaient au-dessus du niveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait était sauvé. Il y avait dans une banlieue presque autant de lieux d’asiles que de lieux patibulaires. C’était l’abus de l’impunité à côté de l’abus des supplices…
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre neuvième, chapitre deux
Les ignorances et les déformations d’Hugo sur le passé comptent peu à mes yeux devant son attention aux malheureux, aux rejetés, aux poursuivis, aux condamnés. Sa foi dans le progrès ne s’est pas révélée juste. Peuples et dirigeants, combien d’Esmeralda laissons-nous mourir aujourd’hui ?
17. Le beffroi
Mon amie parisienne m’envoie des photos de la cathédrale endommagée, sur un ciel très clair. J’apprends que la structure de l’édifice prévoit l’évacuation de l’eau même sans charpente, car le chantier a été prévu pour durer des siècles. Pas pour cinq ans. Je suis terrifiée de ce que les gens au pouvoir puissent faire n’importe quoi. Je cherche enfin le sens du mot « beffroi ». Il désigne une charpente indépendante placée à l’intérieur d’un clocher, et qui porte les cloches. Les journalistes l’ont employé à la volée pendant deux jours, sans jamais l’expliquer, peut-être par peur de passer pour des ignares s’ils devaient avouer qu’ils l’apprenaient en même temps que tout le monde. Ma pratique de la médiation culturelle m’a appris à ne jamais hésiter à employer un terme technique, à s’attacher à être précise pour décrire une caractéristique architecturale ou stylistique, à condition de prendre la peine de définir, de ne pas rester dans le flou. Il n’y a aucune honte à ne pas connaître un mot, ou l’usage technique d’un mot. En revanche, faire semblant de savoir, ou employer un terme en faisant semblant d’en connaître le sens, dénote un manque d’assurance en soi, une importance accordée à l’apparence sur le fond, trahit des questions futiles sur l’image que l’on va donner : – devrais-je connaître ce mot ? que pensera-t-on de moi si j’avoue que je ne le connais pas ?